Tahiti-Pacifique magazine, n° 142, février 2003
2003 : année Gauguin... et Segalen à Tahiti
2003 s'annonce comme l'année Paul Gauguin, puisque c'est le 8 mai qu'est mort à Atuona, à l'âge de 55 ans, dans la souffrance et le dénuement, ce peintre "maudit". De nombreuses manifestations sont prévues en Polynésie françaises et en France tout au long de l'année.
Tandis que s'achève la vie du peintre, débarque à Tahiti, en ce début de 1903, un jeune médecin de la marine qui publiera, quatre ans plus tard, l'un des ouvrages les plus importants et les plus inclassables sur la Polynésie. Il s'agit de Victor Segalen et de ses Immémoriaux, mi-roman mi-récit ethnographique. Il me paraît nécessaire d'associer, au moins partiellement, les deux commémorations, surtout à Tahiti.
Arrivée de Victor Segalen à Tahiti
Le 23 janvier 1903 le paquebot Mariposa dépose à Papeete le jeune médecin de la marine Victor Segalen : "ce matin avant le jour, s'est dessinée la silhouette triomphale et parfumée de Tahiti" écrit-il un peu pompeusement dans son Journal des îles. Le médecin prend son service à bord du vieil aviso la Durance et fait la connaissance de l'enseigne de vaisseau Octave Morillot, le futur peintre opiomane de Taha'a. Segalen décrit d'emblée Tahiti comme un "petit Éden à condition de s'accommoder aux joies du pays et de ne pas exiger d'impossibles et défuntes beautés". Le décor intellectuel tahitien, géographique et culturel, se met rapidement en place, mais déjà la goélette Excelsior revient des Tuamotu, ses marins décrivent les terribles ravages meurtriers des cyclones qui viennent de s'abattre sur les atolls, quelques jours auparavant et qui ont laissé 515 victimes. L'aviso quitte Tahiti le 27 janvier sur ordre du gouverneur Édouard Petit et Segalen découvre alors les destructions des cyclones et l'atmosphère de désolation qui en résulte. Pourtant, sur le pont du navire qui les rapatrie dans leurs îles et malgré leur douleur, les rescapés entonnent des chants polyphoniques qui fascinent le jeune médecin mélomane. Le 8 mars il consigne dans son agenda quelques titres du livre qu'il projette déjà d'écrire, en particulier "l'immémorial émigrant" et le thème envisagé : " la résistance d'un vieil haere po aux invasions liturgiques". Médecin militaire le matin, médecin à la clientèle privée l'après-midi, Victor Segalen vit à l'heure du crépuscule les plaisirs de la ville de Papeete ; le soir il regagne son fare situé dans le quartier de Paofai et lit des ouvrages sur la Polynésie ou écrit, confrontant son vécu aux témoignages anciens, non loin de sa compagne du moment Maraea.
Paul Gauguin survit et décède à Atuona
Paul Gauguin est revenu en Polynésie en juillet 1895. Endetté et tirant le diable par la queue, c'est l'époque où il peint le célèbre tableau D'où venons-nous ? Que sommes-nous, ? Où allons-nous ? Accablé par la maladie, il tente de se suicider, il compose pourtant les tableaux Nave nave Mahana et Le rêve. Il est employé un temps au cadastre, ensuite il devient journaliste au journal satirique Les Guêpes puis au Sourire. Il s'installe finalement à Atuona le 16 septembre 1901. Il entre en conflit avec les pouvoirs : la mission catholique, certains colons et le gendarme Charpillet. Il peint Et l'or de leurs corps. Il rédige Racontars de rapin, puis réalise des natures mortes. Début 1903, il élabore une critique de la colonisation telle qu'il la perçoit aux îles Marquises, il prend la défense des Polynésiens contre les autorités et rédige un rapport à l'intention d'une mission effectuée par l'inspecteur des colonies André Salles. Le 31 mars 1903 Gauguin est condamné à trois mois de prison pour diffamation envers un gendarme ! Il fait appel. Son état de santé empire, il abuse du laudanum, demande l'aide du pasteur Paul Vernier qui le soulage légèrement, reprend de la morphine, et finalement il décède dans la matinée du 8 mai. Malgré sa souffrance, il peignait alors des paysages notamment la tableau Femmes et cheval blanc qui dévoile un coin du cimetière où il sera, quelques jours plus tard - ironie de la vie - enterré... Tioka, l'ami fidèle, découvre le peintre mort dans sa Maison du jouir et s'en va criant, selon une traduction peut-être fautive : "Maintenant il n'y a plus d'hommes. Le gendarme Claverie constate légalement le décès, tandis que le missionnaire protestant Paul Vernier cherche à faire revenir à la vie le peintre, et que Mgr Martin, qui s'apprête à subtiliser le corps pour le faire enterrer dans le cimetière catholique, écrit à ses supérieurs : "il y a eu la mort subite d'un triste personnage, nommé Gauguin, artiste de renom, ennemi de Dieu et de tout ce qui est honnête". Et Segalen, en rapportant les derniers moments de Gauguin, de confier : "c'était un peu le dernier soutien des anciens cultes".
Segalen et l'univers de Gauguin
Quelques semaines plus tard, l'aviso La Durance est envoyé aux îles Marquises pour ramener une partie des biens de Gauguin à Papeete afin de procéder à leur vente. Segalen est du voyage, il avait appris, avant son départ de France, de la bouche même du poète de Roscanvel, Saint-Pol-Roux, le génie du peintre maudit.
La rencontre entre le jeune Segalen et les �uvres, papiers personnels, essais, sculptures, peintures, gravures ou dessins du peintre disparu, est de l'ordre de l'essentiel : c'est une rencontre qui se place sous le sceau du "destin d'exotisme", un "tête-à-tête" , une expérience qui transforme définitivement une vie. Segalen lit, recopie les manuscrits, s'imprègne de l'atmosphère des lieux, effectue l'inventaire des biens non encore dispersés du peintre. Il comprend à cette époque mieux la démarche existentielle de Gauguin (les refus et les révoltes), dont il écarte les aspects déplaisants, que l'esthétique de sa peinture. Il reconnaît pourtant au peintre la capacité à concevoir et à restituer l'altérité. Il établit de fait une complicité et une dépendance entre lui et le peintre. Et en même temps il approfondit voire découvre sa propre personnalité. Il visite la Maison du jouir, répertorie ce qui n'a pas encore été enlevé et cherche à imaginer la case telle qu'elle était du vivant du peintre. Il découvre également ce qui reste des arts marquisiens et de la culture locale, écoute durant une soirée mémorable chez le pasteur Vernier, une vieille femme raconter "l'immémoriale histoire" et "scander d'une oscillation chaque nom" de sa généalogie. Les Immémoriaux doivent beaucoup au court séjour de Segalen à Atuona, aux influences conjuguées de Gauguin et des îles Marquises.
Segalen rencontre Ky Dong (N'Gguyen Van Cam), l'infirmier annamite, déporté politique aux Marquises qui écrira, une comédie en 1910 vers intitulée "Les amours d'un vieux peintre aux îles Marquises" . Cette pièce ne fut éditée par Jean-Charles Blanc qu'en 1989, dans une édition contre façonnant avec malice les petits classiques Larousse. Le contenu de cette �uvre est explicité dans le titre.
Le 2 septembre 1903 se déroule la vente aux enchères des biens Gauguin à Papeete "sous les formes les plus légales, les plus sordides", estime Segalen. Les �uvres sont exposées dans l'ancien palais des Pomare ; la société blanche, celle des fonctionnaires et des colons vient voir les lots, s'esclaffe, s'indigne et se moque des travaux du peintre, mais c'est elle qui fera finalement l'essentiel des enchères. Segalen achète des bois sculptés, la palette du peintre et quelques tableaux. Seule la reine Marau s'insurge contre les conditions de cette vente qu'elle juge des "plus fantaisistes".
En juin 1904 Segalen fait paraître au Mercure de France son "premier texte ayant une qualité littéraire" intitulé Gauguin dans son dernier décor qui commence ainsi : "Ce décor, il fut somptueux et funéraire, ainsi qu'il convenait à une telle agonie ; il fut splendide et triste, paradoxal un peu, et entoura de tonalités justes le dernier acte lointain d'une vie vagabonde qui s'en éclaire et s'en commente. Mais par reflets, la personnalité forte de Gauguin illumine à son tour le cadre choisi, le séjour ultimement élu, le remplit, l'anime, le déborde"...
2003 : année Gauguin ?
On a écrit de 1989 qu'elle fut l'année Gauguin (mais elle fut aussi surtout, rappelons-le, celle du bicentenaire de la Révolution française), parce que s'était tenue à Paris la plus grande exposition rétrospective du peintre, jamais organisée dans la capitale. Cette année-là débuta par un colloque Gauguin au musée d'Orsay, auquel avait participé le regretté Bengt Danielsson. Six mois plus tard, en juin, Paule Laudon réunit en Polynésie les "Rencontres Gauguin à Tahiti". Françoise Cachin, Philippe Draperi, Anne Lavondès et Jean-Marie Le Clezio notamment y intervinrent sur des sujets traitant de l'art, de l'écriture et des cultures polynésiennes. Après 1989, arrive 2003, l'année du centenaire de la mort du peintre. Celle-ci s'annonce bien comme une année Gauguin. Qu'on en juge : Jean-Louis Saquet a débuté à Tahiti le bal des publications avec un ouvrage original, Koke, aux éditions Le Motu (le même éditeur annonce encore Dans le sillage de Gauguin pour le mois de mai ainsi qu'un ouvrage sur Paul Gauguin et la Polynésie intitulé le regard de l'étranger écrit par Ricardo Pineri, professeur d'esthétique à l'Université de la Polynésie), les libraires locaux vendent déjà Ultra sauvage, Gauguin et la sculpture ainsi que L'Avant-garde française de Gauguin à Matisse et la Société des Etudes océaniennes prépare un bulletin Spécial Gauguin avec des photos inédites ! Simone Forges Davanzati annonce un film Gauguin, la dernière illusion, qui sera projeté en février à la Maison de la culture avant d'être disponible en DVD. Ricardo Pineri prépare également un grand colloque international intitulé "Paul Gauguin : héritage et confrontations" qui aura lieu les 6, 7 et 8 mars à Tahiti avec la présence - entre autres - de Michel Butor et Michel Deguy (écrivains), de Françoise Cachin (du Musée d'Orsay -déjà présente lors du colloque de juin 1989-, d'Albert Kostenevich (conservateur au musée de l'Ermitage à Saint-Petersbourg) et d'intervenants locaux ( S. André, F. Devatine, S. Dunis, P. Laudon, H. Millaud, J. M. Pambrun, B. Saura, Ch. Spitz...).
Georges Marti, l'animateur-acteur bien connu, souhaite de son côté - s'il trouve les moyens financiers nécessaires - monter la comédie légère de Ky Dong, Les amours d'un vieux peintre aux îles Marquises et on annonce pour avril une pièce de théâtre « Les parfums du silence » qui traite de la mort du peintre, écrite par un mystérieux Etienne Ahuroa, et qui sera jouée au Fare Tauhiti Nui. Le musée de Tahiti et des îles prépare une vaste exposition Gauguin, qui sera ouverte d'avril à juillet, composée de tableaux, de sculptures et de masques, mais aussi des liens entre Gauguin et la photographie, Gauguin et l'écriture, Gauguin et la presse. Plus modestement, le lycée Samuel Raapoto prépare une exposition pour la fin d'avril soutenue par le ministère de la Culture. Elle comprendra des analyses de tableaux, des travaux d'appropriation et de détournement effectués par les élèves, enfin elle présentera les produits commerciaux dérivés, exploitant en Polynésie le nom de Gauguin, ou reproduisant certaines toiles. Un "hommage à Gauguin" doit se dérouler également à Atuona les 8, 9 et 10 mai avec conférences, exposition et jumelage de la commune avec Pont-Aven, cité où Gauguin avait résidé. Paule Laudon annonce également son Gauguin en Polynésie pour la deuxième partie de l'année, au moment où se déroulera au Grand Palais de Paris l'exposition Gauguin-Tahiti. Enfin le thème du Salon du livre insulaire d'Ouessant (du 21 au 24 août 2003) portera sur Gauguin et les Marquises. D'autres initiatives verront sans doute le jour en cette année 2003. Souhaitons que ces manifestations apurent le contentieux vieux d'un siècle entre Paul Gauguin et la Polynésie...
Mais l'année 2003 est aussi celle du centenaire de l'arrivée de Victor Segalen à Tahiti. Cet écrivain en devenir lorsqu'il découvre la Polynésie, va apporter avec les Immémoriaux (1907) une contribution déterminante à la littérature inspirée par une "périphérie" colonisée.
Ainsi les artistes créent des passages et des liens qui ont tissé en tous sens l'imaginaire océanien ainsi que les multiples discours de l'Occident sur la Polynésie. Voir les oeuvres polynésiennes de Gauguin, comprendre son itinéraire personnel et son art constituent un utile projet pour l'année en cours, mais il faut également profiter de l'occasion pour lire ou relire les oeuvres océaniennes de Victor Segalen : les Immémoriaux, le Journal des îles , Gauguin dans son dernier décor et autres textes de Tahiti, enfin l'Essai sur l'exotisme. Segalen fut, en effet, à partir de juillet 1903 l'un des premiers admirateurs de Gauguin et l'un des tout premiers interprètes de la rencontre entre le peintre et la Polynésie. Ce fut aussi sa rencontre, et l'on sait comme elle fut déterminante, durable et productive.
Daniel MARGUERON
Sources : J. Bayle-Ottenheim (P. Gauguin vers l'île voisine), B. Danielsson (Gauguin à Tahiti), P. Leprohon (biographie de Gauguin), G. Manceron (biographie de Segalen), L. Peltzer (Chronologie de Tahiti), V. Segalen (Journal des îles).