Août 2002 - TAHITI-PACIFIQUE magazine - N°79, nov. 1997
Voici 23 ans, à Papeete, j'eus la chance d'être invité à prendre le thé chez "Mamita" (Annie) Dufour. Chez cette dame âgée qui m'avait impressionné par sa dignité, je découvrais sur une commode la photo d'Alain Gerbault en compagnie d'une jeune femme sur son yacht à quai à Papeete, une photographie qui est la dernière connue du navigateur et laquelle est souvent intitulée "Gerbault et sa vahine".

Mamita me confirma que c'était bien elle sur la photo :
-« Vois-tu, la femme à bord, c'est bien moi, mais je ne
suis ni une vahine puisque je suis de Nouvelle-Calédonie, ni
avec Gerbault car il est de notoriété publique qu'il
s'intéressait à d'autres choses qu'aux femmes. Le
navigateur ne me regarde pas, il regarde le photographe qui semble le
gêner. Moi, je suis assise sur le rouf du yacht car j'attendais
mon mari , M. Dufour, alors directeur de la Banque de l'Indochine
à Tahiti.
Il était au fond du bateau pour examiner la cale. Gerbault
avait alors besoin d'argent pour caréner son yacht,
modestement appelé l' "Alain Gerbault". Comme garantie
de prêt, il affirmait que certaines de ses barres de lest en
plomb étaient en réalité des lingots d'or
recouvert d'une mince couche de plomb. Apparemment assez avare, il
désirait avoir toute sa fortune d'ancien tennisman et
d'écrivain à portée de sa main. Mon mari gratta
un peu de plomb de deux barres qui s'avérèrent
effectivement être de l'or massif. C'est pourquoi il lui
avança par la suite les fonds nécessaires au
carénage. »
Cette passion du tennisman pour l'or et sa mansuétude sont
d'ailleurs confirmés par une amie tahitienne de
l'époque, nulle autre que Mme Aurora Natua : « Bien qu'il
ne fut pas démuni puisqu'il avait à son bord au moins
deux sacs d'or, il ne dépensait pratiquement rien. Ses seuls
bons repas étaient ceux qu'il prenait sur les autres voiliers
mouillés près du sien [à Papeete] ».
Alain Gerbault se trouvait à Tahiti lors de la
déclaration de guerre, en septembre 1939. Détenu
à Moorea pour sa fidélité au régime de
Vichy, il obtint sa libération en échange de sa
promesse de quitter le territoire. Il décida de gagner
l'Indochine.
On ignore les détails de cette dernière
traversée, mais on apprit, après la fin des
hostilités, que L'Alain Gerbault avait
été contraint de faire relâche, en août
1941, à Dili, port situé dans la partie portugaise de
l'île de Timor où l'on ne mentionna pas du tout son or
mais encore son avarice :
« Tout le monde le traitait bien, d'autant qu'il était
famélique et sans ressources. Quelques fois il dînait
avec des familles portugaises, d'autres fois il emportait son
dîner à bordÉ» expliquait le gouverneur de Timor
quelques mois après la mort de Gerbault.
On sait qu'Alain Gerbault est mort à l'hôpital portugais
de Dili, la veille du débarquement allié. Son ami,
Pierre Albarran, dans un livre intitulé "Alain Gerbault, mon
ami" (1952), consacre quelques pages à sa fin tragique et
à la disparition de son bateau :
"Moins de dix ans après sa triomphale arrivée au Havre,
Alain Gerbault mourait seul, à l'autre bout du monde, dans une
chambre d'hôpital. Sa mort passait presque inaperçue
dans le bouleversement de la guerre. Et son voilier, lui,
disparaissait sans laisser de trace.
Car la disparition de L'Alain Gerbault reste bien
mystérieuse.
Les quelques témoignages qu'on a pu recueillir à son
sujet sont contradictoires. L'Agence Reuter dit que le bateau a
été détruit par une bombe lors du
débarquement allié. M. Ferreira da Cofita, le
journaliste portugais, écrit, pour sa part :
« Son bateau, où il avait tant de livres précieux
et le manuscrit d'un ouvrage sur les généalogies
polynésiennes, fut mis sous scellés. Mais les
Hollandais et d'autres étrangers y pénètrent et
emportèrent divers objets.
« Plus tard, les Japonais, ayant envahi Timor, achevèrent
le pillage du yacht. Un matin, le yacht lui-même disparut, et
le bruit courut qu'un Chinois l'avait conduit, sur l'ordre des
Japonais, dans l'archipel de la Sonde. Peut-être existe-t-il
encore, mais on ne l'a jamais revu. »
L'infirmier en chef portugais qui soigna Gerbault donne une autre
version des faits :
« Les autorités portugaises ont essayé de garder
son bateau et ses biens. Mais pendant une période assez
brève, les Japs ont tout pris et, jusqu'à
présent, on ignore sa destinée. D'après le
rapport des Chinois qui se sont mêlés ici aux Japonais,
le bateau, une fois saccagé, a été
utilisé comme transport de denrées alimentaires le long
de la côte. Un jour, en allant vers une île voisine, il a
fait naufrage. »
De tout cela, on peut penser que le beau navire a eu une fin aussi
tragique que son patron.
Alain Gerbault est mort le 16 décembre 1941, dans
l'après-midi, à l'hôpital du docteur Carvalho,
à Dili. C'était le jour même où les
Hollandais et les Australiens lançaient un ultimatum aux
Portugais, pour exiger l'occupation militaire de leur colonie. On
conçoit donc que son inhumation au cimetière de
Santa-Cruz, à Dili, a eu lieu dans une époque de grande
confusion.
Alain Gerbault fut porté en terre dans un cercueil de bois
peint en noir, par quatre indigènes. Modeste tombe dans un
petit cimetière aux murs de corail blanc, sous les palmiers,
ornée d'une simple croix de bois noir, mais pieusement
dressée par les amis portugais qui étaient
restés fidèles au héros qu'ils avaient
adopté.
Quand le calme fut revenu, Ferreira da Costa rechercha cette tombe. Il la retrouva, enfouie sous les herbes, et il fit exécuter, par le charpentier de son bateau, l'Angola, une grande croix peinte en gris portant le nom d'Alain Gerbault, en lettres noires. Cette nouvelle croix fut plantée au cours d'une cérémonie simple, mais très émouvante, en présence de nombreux officiers du corps expéditionnaire.
Enterré à Bora Bora
La paix revenue dans le monde, en 1946, sur l'initiative du
Yacht-Club de France, l'amiral Lemonnier put rendre l'hommage du
gouvernement français au héros disparu.
Il envoya, de Saïgon à l'île de Timor, le croiseur
Dumont d'Urville pour chercher la dépouille du navigateur
solitaire. Alain avait eu ce rêve de marin de mourir en mer. Il
avait écrit :
« S'il m'arrivait de mourir à terre, je désirerais
être remorqué au large dans mon bateau et que celui-ci,
sabordé, soit coulé toutes voiles et pavillons dehors,
m'ensevelissant au sein de la mer, dont j'aime la
possession.»
Je n'ai pu remplir cette dernière mission dont il m'avait
chargé. Son bateau n'existait plus, et au surplus, la loi
française n'admet pas l'immersion d'un homme qui n'est pas
mort en mer. Il me fallut donc interpréter sa pensée et
j'ai estimé que le lieu le plus digne de son repos serait
l'île de Pora-Pora [Bora Bora] , celle qu'il avait
préférée entre toutes. C'est donc à
Pora-Pora que le Dumont d'Urville conduisit ses cendres. Je crois
avoir ainsi rempli de mon mieux mon devoir d'ami.
Alain Gerbault, outre la passion qu'il éprouvait pour la mer,
eut aussi un immense amour pour les terres polynésiennes.
C'est là qu'il repose, au bord du rivage baigné par les
flots du Pacifique. Souvent, je songe aux vers de cette
épitaphe qu'Alain Gerbault avait composée
lui-même pour son tombeau :
Amis, ne plaignez pas le marin disparu...
Heureux, il dort où il voulait vivre.
Amis, ne plaignez pas le marin disparu,
Mais priez que les vagues le bercent doucement."
Et le yacht ? Coulé ? Volé ?
Réquisitionné? Les récits des marins
français qui partirent chercher le corps du tennisman
français décrivent bien le climat de pagaille totale de
cette colonie portugaise à l'époque, occupée par
les alliés, puis par les Japonais, ensuite bombardée.
De sévères doutes subsistent même au sujet de
l'authenticité du corps ramené puis enterré sur
le quai de Vaitape, à Bora Bora.
Mais, qui sait, peut-être là-bas, au fond de la vase,
dans le port de Timor, quelques lingots d'orÉ
Alors, chercheurs de trésors, à l'ÏuvreÉ
Alex W. du PREL
