Franc-maçonnerie à Tahiti :
un dossier de Alex W. du PREL
Les différentes récentes affaires judiciaires impliquant à Tahiti la Grande Loge nationale de France (G.L.N.F., dite "Loge de Neuilly" ou "loge de Bineau") &emdash; méritent que l'on fasse un bref historique sur la franc-maçonnerie dans nos îles et une analyse des raisons qui font que ces discrètes obédiences font plus parler d'elles qu'elles le souhaiteraient. Le fait que les premières polémiques tahitiennes à ce sujet débutèrent au début des années 90 démentent que Tahiti ne ferait que là suivre une "mode" venant de métropole, nommément les débats résultant des révélations faites par le procureur Eric de Montgolfier au sujet des "réseaux mafieux" que des francs-maçons aurait monté au sein des tribunaux de Nice et de Grasse (*). Mais il est certain que ce scandale en métropole réconforta les "dénonciateurs" de Tahiti dans la justesse de leurs craintes. Sont-elles justifiées ? A vous de juger...
Depuis la seconde guerre mondiale, la première polémique médiatique impliquant la franc-maçonnerie à Tahiti date de mars 1993. Lors du débat télévisé en français à l'occasion du second tour des élections pour la députation diffusé par RFO, Oscar Temaru prononça à l'égard de Jean Juventin une accusation qui courait depuis longtemps sur "radio-cocotier" : la Polynésie française serait « une oligarchie, dirigée par une secte.... une secte de gens qui appartiennent à la franc-maçonnerie française ». Ceci déclencha une réponse très gênée et évasive de M. Juventin : « Oui, J'ai vaguement entendu parler de ça... mais je ne connais pas bien », presque comme si on l'avait accusé de faire partie d'une association douteuse. Par contre, le lendemain la réaction fut bien plus vive sur les ondes de RFO et dans la presse : MM. Jean-Jacques Delarce et Michel Paoletti, alors respectivement directeur de cabinet et conseiller de Gaston Flosse, tous deux aussi cités comme francs-maçons par M. Temaru, s'indignèrent d'une « atteinte aux libertés des Droits de l'Homme » et de « l'intolérance » de M. Temaru, tout en niant faire partie d'une loge quelconque. Ils intentèrent même un procès en diffamation qu'ils gagnèrent en correctionnelle, pour ensuite se faire débouter en appel. On se souviendra surtout dans cette affaire que le quotidien La Dépêche publia à la "Une" (une première) la publication judiciaire condamnant M. Temaru, bien que celui-ci avait fait appel, acte qui pourtant suspend la sentence.
Avant 1981 la franc-maçonnerie à Tahiti était essentiellement une affaire de "popa'a", et du Grand Orient quelques hommes d'affaires locaux et surtout des fonctionnaires "de passage" (tel le professeur Raymond Bagnis) qui se réunissaient sous l'obédience du Grand Orient. D'ailleurs, tout l'Outre-mer français avait depuis 100 ans été une sorte de chasse gardée réservée aux francs-maçons, les gouvernements des IIIème et IVème Républiques confiant avec une extraordinaire constance les portefeuilles de ministre et secrétaire d'Etat des Colonies et de la France d'Outre-mer à des "frères". De 1881 à 1957, ils ont ainsi été vingt-huit "initiés" à avoir occupé ces fonctions.
Le grand changement à Tahiti se joua en 1981 après l'élection de François Mitterrand, considérée par beaucoup comme une victoire du Grand Orient de France, une obédience maçonnique qui est basée sur la laïcité. Dès ce moment, la franc-maçonnerie vécut une croissance étonnante en Polynésie française où les loges furent soudainement sollicitées par un grand nombre de notables, surtout de fonctionnaires polynésiens - ceux-ci croyant peut-être trouver là une possibilité de promotion. Aussi l'afflux de Polynésiens "demis" de la classe politique vers la franc-maçonnerie aurait été tel qu'un "frère" ironisa en 1992 : « Il suffirait qu'une autre poignée de politiciens se joigne à la franc-maçonnerie et on pourra abolir l'assemblée territoriale pour régler tous les problèmes de Tahiti en loge... ». Il faut aussi savoir qu'au cours des années 80, RFO, alors l'unique radio du territoire, avait ouvert son antenne du dimanche matin à des émissions franc-maçonnes portant leurs messages même dans les archipels les plus éloignés. Il faut encore mentionner l'anecdote cocasse qui se déroula en 1990 à l'aéroport de Tahiti lors de l'arrivée de Michel Rocard en visite officielle : dans la délégation d'accueil, le ministre du Tourisme Napoléon Spitz arborait alors un ceinturon dont le fermoir était une plaque de métal exhibant le compas et l'équerre maçonniques, annonçant ainsi son appartenance à la même loge que celle de Michel Rocard, lequel n'apprécia nullement la chose.
Ce n'est qu'en 1987 que fut créé à Tahiti le
"Cercle philosophique et culturel de la Polynésie
française", la première loge de la Grande Loge
Nationale de France ,par des maçons qui « en avaient
assez des magouilles au sein du G.O. tout comme de l'exclusion
systématique des Tahitiens. Ça a été une
réaction contre ça ! ». Six des huit membres
fondateurs de cette loge locale de la G.L.N.F. étaient des
transfuges du G.O.
Un maçon raconte que pendant la "traversée du
désert" de Gaston Flosse entre 1988 et 1991, celui-ci aurait
alors intensément utilisé le réseau de ses
"frères" pour préparer la reconquête du pouvoir,
mais un autre le dément, expliquant que M. Flosse « avait
un carnet d'adresse suffisamment rempli pour ne pas avoir besoin de
ça ». Une fois celle-ci acquise en 1991, de nombreux
membres de cabinet auraient alors été
"encouragés" à rejoindre la G.L.N.F., car M. Flosse
aurait été « très actif en loge »
à cette époque. L'appartenance de quelques ministres
actuels au Grand Orient peut être expliquée par des
"retournements de veste" récents. Quant au second afflux de
nouvelles "vocations" maçonniques de cette époque, il
est bien possible que comme en 1981, qu'il n'y avait aucune
nécessité d'inciter certains à entrer en
maçonnerie : la rumeur et le système suffisaient
à attirer certaines personnes sans rien exiger ni
suggérer : ceux qui espéraient décrocher un
boulot pour leurs enfants ou un marché pour leur entreprise
avaient conclu d'eux-mêmes que l'appartenance maçonnique
ne pouvait être que du meilleur effet. « C'est comme la
lumière qui attire les lucioles », commente un
observateur.
Tout au long des huit longues années de procédures du procès de l'ancien président Alexandre Léontieff dans les affaires "Cardella" (pour laquelle il purgea une peine de prison ferme) et "Opunohu", M. Léontieff, "frère" au Grand Orient de France (G.O.), a toujours clamé haut et fort comme moyen de défense qu'il faisait l'objet « d'un règlement de comptes entre loges maçonnes », expliquant que son unique accusateur, Pierre Chanut, était un "frère" de la G.L.N.F., loge de M. Flosse, et que celui-ci aurait été l'instrument utilisé pour définitivement l'écarter du pouvoir politique de Tahiti. Lors de ce procès et d'autres impliquant M. Léontieff, il fut d'ailleurs révélé que M. Chanut profitait d'étranges protections, puisqu'un avocat apporta la preuve que lorsque Chanut était en prison, celui-ci continuait à toucher de gras salaires (636 000 Fcfp -35 000 FF, TPM n°46) versés par la filiale de la Lyonnaise des Eaux, multinationale dont on murmure que bien des dirigeants seraient proches de cette même G.L.N.F., société aussi notoirement connue, impliquée dans de multiples "affaires" et grâce à son dirigeant Jérôme Monod, réputée être très proche de l'Elysée, du RPR, donc du Tahoera'a. Des suspicions étayées fin septembre par le "testament" vidéo de Jean-Claude Méry, propos publiés dans Le Monde. Selon le livre "Les bonnes fréquentations" de Coignard et Guichard, Jean-Claude Méry aurait d'ailleurs été le trésorier de la G.L.N.F..
L' "affaire Stanley Cross" projeta souvent la franc-maçonnerie sur le devant de la scène tahitienne, une affaire que Tahiti-Pacifique fut le premier à dévoiler en juillet 98 (n°87). Devenu en avril 1997 "apprenti" au sein de la Grande loge nationale française (G.L.N.F.), cet avocat de Papeete qui est également président de la ligue locale des Droits de l'Homme, avoue avoir « vécu des moments intenses et magnifiques » parmi ses nouveaux "frères" de loge. Mais il déclara avoir rapidement été blessé dans son honneur : à peine 24 heures après son initiation en tant qu'apprenti, le secret de son intégration par les rites secrets fut dévoilé par un des membres de la loge, ce qui le mit dans une « situation embarrassante vis-à-vis de ses amis politiques indépendantistes » , un viol du secret maçonnique qu'il ressentit comme une « volonté de me nuire politiquement, de me couler politiquement ! C'était un coup monté ! ». Aussi, introduit « aveugle, les yeux bandés » dans la confrérie, il déclara s'être par la suite senti « trahi » et « abusé en me trouvant parmi des frères condamnés ou mis en examen », un fait qu'il considère être « contraire aux 12 commandements qui lui avaient été présentés comme étant la déontologie de la confrérie ».
Lors du procès qui eut lieu en mai 1999, il plaida qu' « au bout de six mois, j'ai commencé à comprendre un peu que certains principes propres à la franc-maçonnerie n'étaient pas appliqués en Polynésie française ». Il alerta alors le grand maître, ainsi que le secrétaire de la G.L.N.F. par courrier et n'ayant pas obtenu de réponse, Maître Cross décida de démissionner de la loge &emdash; et c'est là que l'affaire est exceptionnelle &emdash; il déposa une plainte en justice à la mi-juin 1999, insistant que « le tribunal ordonne officiellement l'annulation de son consentement donné au moment de son initiation, au motif que les dirigeants de la loge se sont rendus coupables d'un véritable dol [tromperie] à son égard ». En bref, il chercha une sorte de certificat officiel de "démaçonnisation". En plus, il demanda un million de francs Pacifique (55 000 FF) de dommages-intérêts pour avoir été initié dans une loge qu'il considère « se comporter comme de véritables associations sectaires et abusives, étant même devenue une officine politique où règnent le copinage et l'affairisme un vrai club service pour avoir des marchés publics ! »
Des membres de la G.L.N.F. se déclarèrent indignés et « choqués » par l'action de Me Cross. « Il est tout à fait libre de démissionner s'il ne se sent pas bien chez nous », expliquèrent-ils en déniant fermement toutes les graves accusations que l'avocat a inscrit dans sa plainte. « Nous ne comprenons pas le sens de sa démarche » tout en regrettant vivement et avec incompréhension que « malheureusement le secret de son initiation n'a pas été bien gardé ». Ils interprètent l'obstination de Me Cross à passer par le tribunal comme une volonté « de casser. C'est une vengeance » en utilisant ce moyen pour exposer sur la scène publique les affaires d'une association qui, c'est bien connu, cultive justement le secret. Se venger de quoi ? Peut-être, disent-ils, « pour faire plaisir à un ami proche de Maître Cross », parlant d'Alain Bessalem, "Mathius" de son nom d'artiste, un franc-maçon démissionnaire et contestataire qui distribuait déjà en 1992 à Tahiti "La Mouche maçonne", une lettre délétère et pamphlétaire pour dénoncer ce qu'il considérait "choquant" dans cette loge de Papeete. La lettre délétère a disparu mais un site Internet l'a plus qu'amplement remplacée.
La G.L.N.F. déposa alors auprès de la cour d'appel de Papeete une « requête en suspicion légitime », requête réclamant un dépaysement de l'affaire devant une autre juridiction. Une telle requête pourrait indiquer que le magistrat retenu puisse ne pas être maçon, soit être membre d'une autre loge. Les magistrats de la cour d'appel se déclarèrent incompétents et le procès, après renvoi, se tint le 5 mai 1999. A l'audience, ce fut une lettre de la G.L.N.F., signée du grand maître Claude Charbonniaud lui-même, qui révéla que nul autre que l'ancien président du tribunal de Première instance de Papeete, Jean-Pierre Pierangeli, avait été le parrain de Me Stanley Cross lors de l'initiation.
Cette information, bien sûr, conforta de suite les suspicions des ennemis de la G.L.N.F. et du président Flosse, "frère" de cette loge. En effet, c'était le même président Pierangeli qui avait, le 12 novembre 1996, ordonné la saisie « sur minute » dans une imprimerie les imprimés et les plaques offset d'une brochure en voie d'impression et financée par le tenancier de tripot Li Lem dit "Hombo", brochure reproduisant des articles de presse peu flatteurs à l'égard du président Flosse. Et c'est toujours ce même juge que M. Flosse avait ensuite personnellement nommé chevalier dans l'ordre de Tahiti Nui lors d'une grande fête dans sa résidence. Une série de coïncidences qui ne pouvait manquer d'attiser les théories de "complot maçonnique et affairiste". Surtout que peu après commencèrent à s'étaler dans la presse nationale les révélations du procureur Eric de Montgolfier sur les "magouilles" de la G.L.N.F. sur la Côte d'Azur, propos largement diffusées en Polynésie française grâce à l'émission Envoyé Spécial diffusée à Tahiti sur le premier canal de RFO-Polynésie.
C'est donc sans surprise qu'en août dernier, lors du synode
de l'Eglise évangélique, un nombre d'orateurs - dont
Stanley Cross - s'indignèrent et dénoncèrent
face aux nombreux fidèles l'existence supposée d'une
mainmise des « ta'ata tupapa'u » &emdash;
hommes-fantômes, appellation en langue tahitienne des
francs-maçons &emdash; sur la justice du territoire, dans le
monde politique et des affaires. Malgré la faible
médiatisation des propos tenus, la nouvelle fit grand
bruit.
Alors que la justice restait muette, le seul membre de la
G.L.N.F. à réagir fut le président Gaston
Flosse. Alors qu'à Tahiti pratiquement tout le monde le
savait, Christine Bourne l'ayant même
révélé dans un éditorial voici quelques
mois, le 18 août dernier le président Flosse
décida de se "dévoiler" officiellement sur le plateau
du journal télévisé de RFO, au cours d'une
interview :
Yves Haupert : - « Le synode de l'Eglise évangélique a aussi stigmatisé les liens entre la politique et la franc-maçonnerie. Pardonnez la franchise de ma question : êtes vous franc-maçon ? »
Gaston Flosse : - « Oui, je suis franc-maçon et je n'ai aucune honte à le dire euh et ce n'est pas d'aujourd'hui, et nous sommes quelques centaines de Polynésiens qui sont francs-maçons et nous ne sommes pas "tupapa'u" [fantôme] pour autant. Vous savez, dans notre obédience nous ouvrons nos travaux par la lecture de la Bible et l'Evangile selon Saint Jean. Enfin, chez les tupapa'u, je ne pense pas que l'on lise l'Evangile. Beaucoup de protestants mais pratiquants qui ont servi cette Eglise se sentent vraiment offensés par ces déclarations là. »
H. A.- « Vous pouvez nous préciser votre obédience ? »
G. F. - « Je suis j'appartient à la G.L.N.F., et pour y être, il faut être chrétien [c'est faux] et croire en Dieu. »
De son côté, l'Ordre des avocats du barreau de
Papeete, sous la plume de son bâtonnier, fait part au
président du palais de justice de Papeete de « sa
préoccupation quant à l'appartenance des magistrats
à la franc-maçonnerie », en demandant que le
tribunal exprime sa position. La réponse collégiale de
trois magistrats, nous explique-t-on, aurait été «
de circonstance » et s'abriterait « derrière le
paravent de la liberté d'opinion ». Mais un autre avocat,
qui « jure sur la tête de ses enfants qu'il n'est pas
franc-maçon » et qui déclare pouvoir « sentir
de suite un franc-maçon, ayant longtemps travaillé avec
eux en métropole », n'est pas d'accord avec cette
démarche car, dit-il, « elle est ridicule et
téléguidée par toujours les mêmes, surtout
qu'actuellement, je vous le jure, je ne vois pas qui pourrait
être franc maçon au tribunal. Oui, on avance des noms,
mais lorsque je lis des jugements qu'ils ont rendu, je me dis que
c'est impossible ! »
Face au silence médiatique de la justice dans cette
affaire, nous avons interrogé trois hauts magistrats du palais
de Justice de Papeete, magistrats qui nous ont tous répondu
avec clarté, amabilité et franchise, mais vu la «
sensibilité de la chose », nous ont aussi demandé
de garder leur anonymat, ce qui explique l'absence de noms.
D'ailleurs, tous trois déclarent avec fermeté de ne pas
être membre d'une loge de franc-maçonnerie.
Notre premier interlocuteur affirme qu'il « n'y aurait que deux magistrats francs-maçons au palais de justice », citant deux noms bien connus, dont celui d'un magistrat parti à la retraite. Par contre, ajoute-t-il en souriant, « ils sont bien plus nombreux parmi les auxiliaires de justice », c'est-à-dire parmi les avocats, huissiers, etc., faisant là certainement référence à la lettre du Conseil des avocats. Pour ensuite nous donner une longue explication détaillée sur les différentes loges présentes à Tahiti (cinq loges, dont une féminine), prouvant par là même une grande expertise en la matière. Aussi, il n'hésite pas à s'accorder à qualifier le Grand Orient de « loge de gauche, socialiste, de Mitterrand » face à laquelle se trouve une G.L.N.F. plutôt « loge de droite, du R.P.R, de Chirac. » Au sujet de l'affaire Stanley Cross dont le jugement était alors imminent, il répond avec cette "parabole" : « Si un membre du club de pétanque de Moorea décidait de quitter son club, croyez-vous que la justice devrait en être saisie ? Et bien, c'est pareil. Une loge maçonne est un club comme tout autre association de loi 1901. Et puis, cette affaire n'est qu'un règlement de comptes. » Pour cet homme de loi, l'affaire soulevée par le procureur Montgolfier sur la Côte d'Azur serait en réalité « une lutte de loge, une lutte entre le G.O. et la G.L.N.F. ». Par contre, il est de l'avis que la « G.L.N.F. est une loge affairiste, qui contrôle l'économie ».
Notre second interlocuteur, tout aussi charmant, nous explique la
raison du silence de la justice de Tahiti face aux attaques de
l'Eglise évangélique et la requête des avocats de
Papeete : « Comment voulez-vous qu'on y réponde ? Je ne
sais pas moi-même qui sont les juges maçons, je ne sais
pas s'il y en a ! Que voulez-vous qu'on réponde ? A cause du
secret dont s'entoure la franc-maçonnerie, on ne sait pas. On
ne peut donc pas délivrer de certificat qui attesterait qu'il
y ait ou qu'il n'y ait pas des juges francs-maçons dans ce
tribunal, on ne peut pas délivrer un certificat "de non
maçonnerie", puisqu'on sait pas qui en est et qui n'en est pas
! » . Aussi, prendre position ou émettre une opinion pour
ou contre les loges maçonnes est impossible : « Si je
défend les obédiences, on dira de suite que je suis un
"frère", un franc-maçon. Si je m'en inquiète
publiquement, on m'accusera de faire de "l'anti-maçonnisme",
de mener une chasse aux sorcières, un peu comme on accuserait
quelqu'un d'être antisémite Que faire alors ? »
Et c'est ce secret qui entoure l'appartenance à une loge
qui inquiète, indigne même notre magistrat qui
déclare avoir déjà exprimé son
inquiétude face à des collègues en
métropole : il estime que le secret tant convoité par
les francs-maçons est contraire aux loi républicaines,
à la « transparence si nécessaire à
l'image, à la crédibilité de la justice ».
Il trouve qu'il y un conflit, une incompatibilité entre le
serment que l'on prête lorsqu'on entre dans une loge
maçonnique, notamment celui d'aider un "frère" en
difficulté, et le serment que l'on prête lorsqu'on
devient magistrat, celui de juger en toute indépendance, en
toute transparence. Pour ce magistrat, « le problème
posé par la franc-maçonnerie dans la justice »
doit être réglé par les instances nationales,
conseil de la magistrature et Garde des Sceaux.
Notre troisième interlocuteur est lui tout aussi indigné par le secret qui entoure l'appartenance à la franc-maçonnerie de certains magistrats. Surtout que les nombreuses affaires qui ont été récemment exposées démontrent combien la confraternité maçonne a parfois un poids dans des décisions de justice, certaines qu'il a lui-même mal vécu dans le cours de sa carrière en France. Il déclare que c'est là un « véritable problème » et ne comprend pas comment les associations maçonnes, pourtant des associations qui relèvent de la loi de 1901, puissent avoir été dispensées de faire connaître les noms de leurs dirigeants. « C'est antirépublicain, contraire à toute transparence ». Il s'indigne du « double serment » que prêtent les juges qui sont aussi francs-maçons, ce qu'il qualifie de « problème grave ». Selon lui, le problème majeur de l'influence maçonne se situe au niveau des procureurs, lesquels « peuvent décider à leur gré d'instruire ou non telle ou telle affaire » et des juges d'instruction qui, « s'ils le désirent peuvent faire traîner des dossiers pendant des années, il leur suffit juste de parapher un acte quelconque tous les trois ans pour éviter que ça ne tombe dans la prescription ». Et un tel moyen, selon notre magistrat, serait fréquemment utilisé pour protéger justement des "frères". C'est pourquoi ce magistrat aimerait rapidement voir appliqué en France la réforme que Tony Blair a commencé à mettre en place en Grande-Bretagne (ce n'est pas encore une loi), une "Opération transparence" où des registres ont été ouvert dans lesquels tous les policiers et les magistrats maçons doivent déclarer leur appartenance à une société "secrète". L'Italie aussi a pris des dispositions similaires.
N.d.l.r. : Le ministre de l'Intérieur Straw avait instauré cette réforme en février 1998 suite à la publication d'un rapport sur les milieux judiciaires et policiers : celui-ci a alors demandé que ceux-ci se dévoilent en expliquant que « l'appartenance des policiers et magistrats à une société secrète telle que la franc-maçonnerie peut nourrir des suspicions légitimes sur leur impartialité ou leur objectivité », accusant même les loges de « se comporter comme un Etat dans un Etat, d'abriter des réseaux d'influence occultes ainsi que des magistrats véreux. »
Pour certains magistrats donc, une loge maçonne ne serait
qu'une autre banale association genre "Club de pétanque de
Moorea". Pourtant une affaire de presse jugée le 14 juin
dernier à Papeete prouve tout à fait le contraire,
d'autant plus que c'est un magistrat "frère" de la G.L.N.F.
qui avait intenté le procès : le 9 mai 1999, La
Dépêche de Tahiti publiait le compte rendu de
l'audience de l'affaire "Stanley Cross" sous le titre «
Jean-Pierre Pierangeli mis en cause » avec dans l'article la
phrase suivante :
« La procédure judiciaire opposant, depuis
quelques mois Stanley Cross, Avocat de Papeete et ancien "apprenti"
franc-maçon et la grande loge nationale française (G.
L. N. F.) a connu hier matin un rebondissement au Palais de Justice
avec la mise en cause de l'ancien Président du Tribunal de
Première Instance de Papeete. Affirmant qu'à aucun
moment il n'y a eu tromperie dans le dossier, la G. L. N. F. accuse
aujourd'hui Jean-Pierre Pierangeli, parrain de Stanley Cross, d'avoir
fait entrer un loup dans la bergerie. »
M. Pierangeli traîna de suite La
Dépêche en justice, réclamant 3 000 000 Fcfp
(165 000FF) de dommages au titre de son "préjudice moral" car
il estime, entre autres, « que la révélation au
public de son appartenance à une loge maçonnique
constitue une atteinte à sa vie privée. » (sic !).
M. Pierangeli sera débouté fin juin 2000 par le
tribunal de première instance de Papeete car l'article de
La Dépêche était le compte rendu d'un
débat judiciaire public et que l'article 41 de la Loi sur la
presse précise que « ne donneront lieu à aucune
action en diffamation, injure outrage, ni le compte-rendu
fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires ni les
discours ou les écrits produits devant les tribunaux »
Ainsi disent les juges, « l'appartenance de Monsieur
Pierangeli à une loge maçonnique ayant
été faite à la suite de la publication
régulière d'un débat judiciaire a
été ainsi licitement révélée et
échappe à sa vie privée. » Par contre,
on peut aussi lire dans le jugement la justification selon laquelle
« la qualité professionnelle du demandeur et la suite
réservée à sa demande ne peuvent suffire
à caractériser comme abusive la procédure
engagée » confirme que certains sont toujours plus
égaux que d'autres face à la justice, que la «
qualité professionnelle », c'est-à-dire le fait
d'être "un notable" peut aujourd'hui encore peser sur la
balance de notre justice. Le président Pierangeli sera tout de
même condamné aux dépends et à verser 200
000 Fcfp à La Dépêche pour lui rembourser ses
frais de justice.
Mais ce procès est surtout la preuve éclatante
qu'une loge maçonnique n'a absolument rien à voir avec
un banal club de pétanque ou de philatélie.
Révéler que quelqu'un en ferait partie ne vous
coûtera certainement pas un procès dans lequel on vous
réclame trois "bâtons".
Juste avant que nous n'allions sous presse, le 27 septembre, presque cinq mois après le procès, le tribunal rendit enfin son jugement dans le conflit opposant Maître Cross à la G.L.N.F. : il débouta le "frère déçu", invoquant même la procédure abusive, une condamnation pour laquelle il devra verser 50 000 Fcfp de dommages-intérêts à chacune des parties adverses. Cette décision en faveur de la G.L.N.F. relancera certainement de plus belle les accusations, de "réseaux" et de "protections" supposées maçonnes au sein de la justice, bien que la requête de M° Cross était, pour le moins, "novatrice".
Oui, que penser au sujet d'une telle supposée influence
franc-maçonne sur la justice à Tahiti ?
Hélas, quand on ne connaît pas les juges
maçons - s'il y en a encore - et qu'on n'est pas dans le
secret des loges, on ne peut tout simplement pas savoir, donc
exprimer la moindre opinion. Bien sûr, les
péripéties juridiques et les décorations du
président Pierangeli permettent de penser que cela aurait pu
être le cas dans un passé proche. Personnellement, ayant
été souvent face aux juges de Papeete grâce
à une certaine fougue procédurière de la part du
gouvernement Flosse, il ne fut qu'une occasion dans laquelle nous
avions une suspicion (non étayée et non
vérifiée) de croire le jugement d'une de nos affaires
"influencée". Mais le "réseau" &emdash; tout à
fait supposé &emdash; aurait bien pu être amical,
professionnel ou autre.
Suite aux révélations exposées par toutes ces "affaires" locales comme nationales, ce sont surtout les membres de la branche tahitienne de la G.L.N.F., qui ont présentement face à eux un grave problème d'image, de "relations publiques" à gérer. En effet, le "dévoilement" officiel du président Flosse et les actions et réactions de l'ancien président du tribunal de première instance de Papeete, M. Pierangeli, donnent dorénavant à cette loge une aura de « loge du pouvoir », si ce n'est de "pouvoir absolu". Le secret qui entoure les noms des autres membres attise tous les fantasmes de complots et magouilles "affairistes". D'autan plus que les graves accusations de Maître Cross n'ont jamais été réellement démenties par la loge, un membre expliquant même avec une franchise qui mérite d'être félicitée que « tout groupe d'homme. où que ce soit dans le monde, contient parfois des brebis galeuses » et que « malgré les contrôles, certains opportunistes arrivent à tromper le monde. »
Se rajoute à ces suppositions l'existence d'un réseau où les influences de la « loge de Président », nom fréquemment utilisé à Tahiti, pourraient s'étendre jusqu'à Paris, dans les milieux du pouvoir comme de la justice. En effet, lorsqu'un haut magistrat nous déclare que la G.L.N.F. est une « loge de droite », certaines déclarations du président Flosse peuvent soudainement prendre une toute autre dimension et renforcer la suspicion d'influences maçonniques dans la justice lors de jugement dans des "affaires dépaysées" à Paris ; tels ses propos tenus après son acquittement dans l'affaire des terrains d'Erima : « Avant le premier procès en appel, un ami parisien m'a dit : "Vous avez de la chance, le monsieur qui va vous juger est un homme de droite". Mais plus tard, il me rappela pour me dire : "Mauvaise nouvelle. La cour sera présidée par "untel", vous êtes sûr d'être condamné !" Jamais je ne pardonnerai cela aux socialistes, je ne veux plus jamais leur parler ! » (TPM n°42, oct. 1994, p.10).
Pourtant la problématique du secret et du serment
maçonnique au sein de la justice reste, en France comme
à Tahiti. Comme l'explique bien Me Bernard Méry, avocat
franc-maçon et auteur d'un livre sur le sujet, « un juge
qui a prêté serment de fidélité absolue -
sinon il est sorti de force - à respecter la loi
maçonne, ne peut plus juger maintenant dès lors qu'en
face de lui il a une partie qui est maçonne, et une partie qui
ne l'est pas. Il est obligé de rendre la justice en faveur de
son Frère maçon. »
Et au site Internet "Hiram", tenu par d'autres maçons "qui
veulent faire le ménage", de continuer ce train de
pensée : « Comment parler d'Egalité et de
Fraternité, si la Justice est dévoyée. Comment
ne pas comprendre, puisque 90% de la population reconnaît qu'il
y a une justice des "copains" et une justice des "petits", que les
affairistes et mafieux de tout poil auraient eu tort de se
gêner, puisqu'ils étaient intouchables jusqu'à
tout dernièrement ? Par ailleurs, la "loi du silence",
chère aux maçons, n'est en fait que l'omerta. Englober
la "loi du silence" purement initiatique, et l'omerta,
c'est-à-dire taire des pratiques illégales (au yeux de
la loi française) commises dans le monde profane par certains
Frères, nous, nous ne l'acceptons pas. Nos Frères, bien
"conditionnés", nous interdisent de dénoncer certaines
brebis galeuses parmi nous, et n'hésitent pas à radier
ceux qui dénoncent ces brebis galeuses, dossiers en main, pour
les faire taire. »
Un autre point de vue est celui d'un nombre croissant de maçons qui n'hésitent plus aujourd'hui à dire : le secret, qui a couvert tant de dérives inavouables, a aussi alimenté du même coup toutes les suspicions et est aujourd'hui l'ennemi de cette maçonnerie d'idéal à laquelle beaucoup veulent continuer de croire. « Le secret a eu une raison d'être dans le passé ; il n'en a plus dans une société démocratique comme la nôtre ». Pourtant aux Etats-Unis, la maçonnerie a pignon sur rue, est ouverte et se porte très bien, il suffit d'observer les multiples conventions franc-maçonnes qui se tiennent régulièrement à Las Vegas. Même Al Gore, candidat démocrate à la présidence s'affiche en tant que maçon.
Alors ? Quand vivrons nous à Tahiti la "perestroïka" chez nos francs-maçons ?
Alex W. du PREL
Bibliographie : Le Parisien, 27 octobre 1999, Emission "Envoyé Spécial" du 20 avril 00, Le Nouvel Observateur, 1er juin 2000, Le Monde, 9/10/99, EdJ 8/96, "Justice, franc-maçonnerie, corruption" de Bernard Méry,. Spot, 1999,