"Ce qui vient au monde
pour ne rien troubler
ne mérite ni égards
ni patience."

René CHAR, 1907-1988


Chères lectrices,
Chers lecteurs




Les retombées de l'autre bombe

Plus que jamais dans son histoire, hormis la période des premiers contacts entre Polynésiens et Européens, la Polynésie française vit une profonde mutation de sa société.

Après le ronron tranquille d'une petite société tropicale isolée, notoire pour sa faible population profitant d'îles fertiles à la nature généreuse jusqu'aux années 60, Tahiti vécut l'impact d'un soudain intérêt de la France pour des raisons nucléaires. Les 30 années du CEP sont la première véritable volonté de l'Etat français pour un développement de notre territoire, oublié auparavant. Hélas, le plongeon dans la modernité se fit au coup par coup et dans la confusion car aucun plan à long terme n'existait, nous menant droit vers le « désastre écologique » actuel et les embouteillages de Papeete.

Aussi, le rigide carcan des procédures innées à l'administration nationale d'Etat assura que les bénéficiaires des transferts massifs furent uniquement ceux que le système bureaucratique reconnaît, c'est-à-dire les "assimilés" et les fonctionnaires. Cet Etat, de tradition européenne où seul l'écrit a de la valeur, est incompréhensif et franchement impuissant face à un système autochtone traditionnel et oral, car il est incapable de l'appréhender, de le cerner avec sa "paperasse". Ainsi, au fil des « trente glorieuses atomiques », il a inconsciemment créé la sévère fracture sociale de Tahiti en prolétarisant le "naturel" tout en enrichissant "l'assimilé". Pis encore, le seul moyen pour les "naturels" des îles d'accéder à quelques misérables miettes de la fabuleuse rente nucléaire était d'avoir beaucoup d'enfants afin de toucher les allocations. Ainsi fut déclenchée la bombe démographique dont les retombées sur notre société seront infiniment plus graves que celles du nucléaire ; depuis 1960 la population du territoire est passée de 76 000 aux 226 000 âmes actuelles, dont plus de la moitié ont moins de 21 ans. L'autre problème qu'il faudra affronter est qu'une large partie de notre jeunesse a été accoutumée à un niveau de vie élevé, initiée à la société de consommation de pays développé qui est artificielle pour nos îles, car en disproportion avec leurs ressources naturelles. Comme le luxe d'une génération devient l'indispensable de la suivante, nos jeunes devront s'attendre à de grandes frustrations futures car le "gâteau" offert par la France va diminuer alors que le nombre des "convives" continuera à augmenter.

Pour tenter de contrer les difficultés qui s'annoncent, le gouvernement essaie de créer des industries de remplacement, tourisme et petites entreprises, afin d'éviter un chômage massif qui pourrait, à terme, déclencher de graves troubles sociaux. C'est louable, bien sûr, mais l'obstination du gouvernement pour le maintien des inégalités et des privilèges sape, hélas, toute chance de réussite. En effet, comment les petites entreprises, seules capables de créer des emplois, peuvent-elles concurrencer les grandes sociétés qui sont exonérées d'impôt, de patente, qui voient même leurs employés subventionnés grâce aux Loi Pons, Loi Flosse, DIJ (dispositif d'insertion des jeunes), au code des investissements et d'autres exonérations qui ne sont pas offertes aux petits ? Tout le tissu économique de Tahiti est désormais vicié, la cascade des subventions ayant faussé le jeu.

Le système des DIJ et des multiples aides à l'emploi, pourtant mis en place pour des raisons honorables, a pour résultat que plus un patron n'embauche un jeune pour un emploi vrai et durable car il n'est pas subventionné. L'emploi précaire et temporaire est ainsi devenu la nouvelle norme du territoire, sans que cela ait apporté une augmentation de son nombre, comme le dévoilent les dernières statistiques.

Bien sûr, il faut s'occuper des jeunes et les occuper, c'est certain. Mais un autre phénomène devient de plus en plus apparent à Tahiti : l'embrigadement de milliers de jeunes dans des formations politiques et para-politiques, surtout du parti majoritaire. Le défilé des "chemises oranges" sur le front de mer de Papeete lors des célébrations du 29 juin der nier a surpris plus d'un observateur. La création de ce GIP (groupement d'intervention de la Présidence, rebaptisé depuis peu "de la Polynésie") inquiète par son "parfum" de milice perçu le lendemain des émeutes de 1995, au site de Paihoro et par son comportement à l'égard de pêcheurs sur l'atoll de Tupai.

Si ces impressions sont fausses, ne sont qu'un malentendu, c'est alors parce que la population n'est pas informée du type de société que le gouvernement a choisi pour notre avenir. Est-ce une politique de "Rustines" destinée à maintenir le couvercle sur la marmite sociale pour 10 ans, suivi d'un « après moi le déluge » ? Ou existe-t-il réellement un plan à long terme, réfléchi, sérieux, pour le bien de toute la population ? Si la seconde hypothèse est la bonne, il serait alors grand temps de médiatiser ce plan, de l'expliquer, pour qu'il devienne celui de tous. Et comme nous sommes de nouveau acceptés au gouvernement (lire page 11), nous serons toute ouïe.


Bonne lecture à tous et merci pour votre fidélité.


Alex W. duPREL

Directeur de la Publication / Editor
TAHITI-PACIFIQUE Magazine
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