"Ce qui vient au monde
pour ne rien troubler
ne mérite ni égards
ni patience."

René CHAR, 1907-1988


Chères lectrices,
Chers lecteurs




Justice à deux vitesses...

La nouvelle tomba le 26 novembre et laissa plus d'un citoyen de Tahiti pantois : la chambre criminelle de la Cour de cassation de Paris acceptait la requête du procureur de la République de Papeete pour un "dépaysement" du procès concernant les vol et recel des documents de Maître Des Arcis, avocat de nombreux opposants au président Flosse par, entre autres, un "barbouze" et le directeur de cabinet de la Présidence de Tahiti (lire "Watergate tahitien", TAHITI-Pacifique, n°83, mars 1998). Cette affaire est une si grave atteinte au secret qui lie un avocat à ses clients que même la Ligue des Droits de l'Homme et l'ordre des avocats de Tahiti se sont constitués partie civile et son « dépaysement » paraît d'autant plus choquant qu'aucun des "Messieurs" mis en examen n'est un élu.

En effet le « dépaysement » (aussi appelé "délocalisation"), la tenue du procès dans une autre juridiction, est la relique d'un privilège jadis appliqué d'office pour les élus ayant des démêlés avec la justice. Son automaticité fut abolie voici cinq ans, une réforme que beaucoup perçurent à Tahiti comme une autre étape vers la décolonisation. En effet, comment accepter que, d'un côté, le simple citoyen soit jugé chez lui avec toute la honte que l'audience publique et les comptes-rendus dans la presse locale apportent, alors que de l'autre les "Messieurs" qui ont détourné l'argent du peuple, trafiqué des élections, encaissé des pots-de-vin ou volé les secrets d'un avocat aient le privilège de se faire juger loin, si loin, de l'autre côté de la planète ?

Alors qu'en France un (rare) « dépaysement » implique tout au plus quelques heures additionnelles en voiture ou en train pour les inculpés, les parties civiles et leurs témoins, à Tahiti une telle procédure assure d'emblée une justice tronquée. Expliquons nous : comme les « dépaysements » de Tahiti se tiennent à Paris, donc à 18 000 kilomètres (!), assister à l'audience implique au minimum un voyage d'une semaine avec des frais énormes et incontournables (avion, hôtels, restaurants, etc.), à la charge des personnes puisque rien n'est remboursé, que c'est le « chacun pour soi ». A ces dépenses, bien sûr, il faut rajouter le transport de l'avocat et les pertes de revenus occasionnées par l'absence du lieu de travail.

Il est donc évident qu'une partie civile aux moyens modestes, surtout si elle doit produire des témoins dont il faudra aussi payer les voyages, jettera vite l'éponge sous les ricanements sarcastiques de ceux qui l'ont lésé. Voilà ce qui transforme à Tahiti le « dépaysement » en une « justice pour riches ». Par contre, pour les "inculpés puissants" liés au pouvoir, point de soucis financiers, point de sacrifices ! Grâce à leurs fonctions ou leurs mandats, ils sont grassement rémunérés au mois et, surtout, il leur suffit de faire coïncider la date de leur procès avec une "mission" en Métropole. Ce sont alors les fameux "frais de mission" (à la charge de la collectivité, bien sûr) qui paieront tout, du billet d'avion (en classe "affaires", si bien nommée) à l'hôtel de luxe en passant par les festins 3 étoiles, avec même la limousine de la Délégation de la Polynésie à Paris pour les conduire "dignement" jusqu'aux marches du Palais de Justice. J'exagère ? Non. C'est ce qui s'est encore une fois passé le mois dernier avec notre ministre Sanquer (lire la page "Baromètre").

Pis encore, le « dépaysement » devient une façon d'étouffer l'affaire médiatiquement, autre but recherché par les prévenus. Il assure un délai supplémentaire (en moyenne 6 ans, puisque les affaires "tahitiennes" jugées présentement à Paris datent de 91 et 92) et l'on sait combien le temps efface les mémoires, tout comme il permet d'achever des mandats électifs.

Etant donné que les médias métropolitains ne s'intéressent pas à nos "affaires", que RFO-Paris est "timide" lorsqu'il s'agit de proches du pouvoir, il nous est quasi impossible d'apprendre les dates des procès et s'il n'y avait pas Chantal Didier, la correspondante parisienne de La Dépêche, on ne saurait absolument rien à Tahiti sur nombre de procès dépaysés, même pas qu'ils ont eu lieu !

Une des fonctions essentielles des audiences de justice est pour l'exemple, de montrer que la Justice fait son travail, que les coupables seront punis afin de démotiver ceux qui seraient tentés, à leur tour, de mettre "la main dans le sac". Or le « dépaysement » depuis Tahiti se transforme en véritable sabotage de cette noble tâche. Assister aux audiences est impossible aux journalistes locaux, seuls familiers des détails, d'où une censure de l'information du citoyen, une absence de transparence essentielle à une bonne démocratie. Donc, une fois donc encore, le « dépaysement » de "l'affaire Des Arcis" bafoue la justice à Tahiti car reléguer l'affaire aux "oubliettes" parisiennes sera perçu ainsi : on veut cacher la vérité aux Polynésiens et on confirme qu'il existe bien dans nos îles deux catégories de justiciables : les puissants et les autres...

Sujet plus gai, nous vous avons rajouté ce mois-ci une page "astrologie". Aussi, comme ce numéro est le dernier de l'année, permettez-nous de souhaiter d'excellentes Fêtes à tous nos lecteurs, annonceurs et collaborateurs en vous remerciant tous pour votre fidélité.




Alex W. duPREL

Directeur de la Publication / Editor
TAHITI-PACIFIQUE Magazine
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