TAHITI-PACIFIQUE Magazine. - N° 231 juillet 2010

Appel du 18 juin 1940 :  message entendu à Tahiti ?

« La France n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle a un vaste Empire derrière elle… » s’écrie le général de Gaulle le 18 juin 1940.

Aller à l’encontre de l’idée de la solitude de la France n’était pas une incantation, même répétée trois fois. Avec de Gaulle, le concret doit toujours l’emporter. Et ce concret, c’est l’Empire avec ce qu’il a de pire et ce qu’il a de meilleur.

Mais cet Empire, si éloigné des lieux des premiers combats, si dispersé et tellement traversé par des contradictions internes, compte-t-il vraiment ? Oui, si l’on en croit ce que le Général répète six jours plus tard à la radio de Londres :
« La France sent que, dans son vaste Empire, des forces puissantes de résistance sont debout pour sauver son honneur ».
Quelques jours plus tard encore il affirme avec force, humour et férocité « que l’Empire ne doit pas se soumettre aux hommes qui se soignent à Vichy ».
Il s’adresse ensuite aux « Généraux ! Commandants supérieurs ! Gouverneurs dans l’Empire !...  Mettez-vous en rapport avec moi ! » leur crie-t-il. Et comme cet appel ne semble pas recueillir suffisamment d’adhésion chez ces hauts responsables, le 30 juillet, il lance : « Au besoin, j’en appelle aux populations ». Tout le gaullisme est là déjà ! Si les élites défaillent, le peuple se réveillera.
Et c’est bien ce schéma qui est à l’œuvre dans la petite possession française qu’on appelle alors les EFO, Etablissements français d’Océanie, où l’on apprend progressivement qu’un armistice a été signé par la France, mais que l’Angleterre poursuit la lutte et qu’un certain général de Gaulle est à Londres…

Les EFO, des poussières d’Empire ? des terres marginales ? certes, dans ses Mémoires, de Gaulle ne consacre que quelques lignes aux Ralliements des Nouvelles Hébrides, des EFO et de la Nouvelle-Calédonie, mais il les considère comme des « bonnes nouvelles » qui confirment les premières adhésions de l’Empire. Et quand il vient à Tahiti en 1956, de Gaulle - traduit en reo maohi par John Martin - prononce sur la place Tarahoi qui s’appelait à l’époque place du Maréchal Joffre, des phrases que lui seul pouvait lancer :

Tahiti, quand la France roulait à l’abîme, Tahiti n’a pas cessé de croire en elle. Vous étiez dans cet océan aux antipodes de moi-même qui me trouvais comme un naufragé du désastre sur le rivage de l’Angleterre et en même temps, vous tous et moi, nous avons pensé et nous avons voulu la même chose…
Le paradoxe de la colonisation est là tout entier. Puisqu’on appartient à une nation qui n’est pas vraiment la nôtre, il faut alors que cette nation soit glorieuse.
La France humiliée, ce sont les peuples colonisés qui ont malgré tout confiance en elle. Elle se redressera parce que son destin dépasse la conjoncture. Le gouverneur de Curton raconte qu’alors qu’il désespérait, le 14 juillet 1940, des chefs autochtones lui redonnèrent confiance. Dans la tournée qu’il effectue, s’il admet que les colons ont des « réactions émoussées », au contraire, les autochtones expriment « spontanément des conclusions optimistes, voisines de celles que proclame la radio de Londres ». Dans ses mémoires, le gouverneur de Curton ajoute :
Les quelques difficultés rencontrées furent toujours le fait d’Européens et jamais de Tahitiens : la population dite indigène ne donna jamais lieu à la moindre préoccupation ni à Tahiti, ni dans les archipels. C’est pourtant elle qui supportait l’essentiel des difficultés économiques et de l’effort militaire.
Les témoignages et les études sur la société tahitienne de l’époque montrent le côté sombre de celle-ci avec une population « résignée » écrit de Curton, décimée par les maladies.
Et il nota encore :
La population indigène suivrait l’alliance britannique et la cause de la France libre même dans les revers. Ce serait la population européenne, fonctionnaires et commerçants qui, par opportunisme, tendrait toujours à revenir du côté des vainqueurs...

Toujours selon le gouverneur de Curton :
Il y a assez peu de fonctionnaires métropolitains qui ont adhéré franchement au mouvement France Libre.
En quelques mots, comment est-on passé d’un appel que sans doute personne n’a entendu le 18 juin, à un Ralliement au général de Gaulle début septembre 1940 et à l’envoi de soldats qui se sont illustrés sur les champs de bataille avec le Bataillon du Pacifique, notamment dans les incroyables batailles du désert de Libye, dans la campagne d’Italie, la libération de Toulon, dans les unités des Forces navales françaises libres, dans l’aviation, sans compter ceux qui se sont engagés dans les armées alliées, ou qui ont participé à la Résistance sur le sol métropolitain ?

Les représentants de la France et les Français en postes dans la colonie ont sans doute eu - comme ailleurs - un réflexe « légaliste » et ont plutôt suivi le maréchal Pétain. Ils ont craint aussi que l’hostilité latente à leur égard ne conduise les élites de la colonie à vouloir passer sous une tutelle anglo-saxonne. En effet, l’administration coloniale est généralement mal supportée, « objet de moqueries de la part des élites de la colonie » qui réclament une sorte d’autonomie, mais à leur profit. N’oublions pas que parmi les habitants des EFO, il y a des citoyens, les descendants de ceux qui vivaient dans le royaume de Pomare V, alors que les autres (des archipels des Marquises, australes et ISLV) sont sujets de la France. Mais ne nous leurrons pas. Selon de Curton, il y avait dans les EFO une « ségrégation » de fait. Les citoyens de Tahiti n’ont ni les droits ni les devoirs des citoyens français de métropole. Cette ambiguïté est au cœur des malentendus entre l’administration coloniale et les habitants, quelles que soient leurs origines et quelles que soient les inégalités sociales (profondes déjà).
L’évêque de Tahiti, de son côté, soutient le gouvernement de Pétain qui prend rapidement des mesures contre les Juifs et les francs-maçons qui le réjouissent, comme il l’écrit dans une lettre conservée aux archives, tandis que ses futurs successeurs, encore jeunes, se préparent à entrer dans la Résistance.
Toujours est-il que la prudence excessive des représentants de la France à choisir un camp fait qu’ils sont vite dépassés par le mouvement, plutôt populaire celui-là, qui monte en faveur de la France libre.
A la mi-août 1940, des hommes décidés, « expatriés » et des personnalités locales cherchent le moyen de poursuivre la lutte. Quand ils apprennent les premières mesures du gouvernement Pétain attentatoires aux libertés élémentaires, ils s’organisent en un « Comité de Gaulle ». En deux semaines, ils entraînent la colonie derrière eux. Eux, ce sont des hommes comme Jean Gilbert, officier de Marine, Marcel Sénac, administrateur des Tuamotu Gambier dont on dit qu’il avait le goût des causes perdues, Émile de Curton, médecin-administrateur des ISLV et futur gouverneur, Edouard Ahnne, qui avait dirigé l’enseignement protestant, Georges Bambridge, maire de Papeete, Émile Martin l’industriel, des commerçants comme Loulou Spitz et Tony Bambridge, Francis Sanford jeune enseignant qui organise le référendum aux Gambier, et les chefs Teriieroiterai et Winchester.
De nombreux éléments se conjuguent en effet en faveur de la France libre, sans qu’il soit possible d’établir une hiérarchie dans les diverses motivations.
Les malheurs de la France ont ému ou indigné dans leur majorité les diverses populations présentes dans les EFO. Elles ont eu un réflexe « patriotique ». D’anciens combattants de 14-18 ont animé ou réanimé cette flamme, dont le futur député Pouvanaa a Oopa, en pointe dans le Ralliement.
D’autres, - mais aussi quelquefois les mêmes - voient dans ces douloureux événements l’occasion de s’émanciper de la tutelle de l’Administration qui n’est jamais confondue avec la France, celle de 1789 ,ou avec celle dont le jeune Pouvanaa a Oopa disait qu’elle avait la loi la meilleure du monde, mais qu’elle péchait par ses représentants…

Les Protestants, largement majoritaires à l’époque, ne pouvaient qu’être choqués par les dispositions prises à Vichy et leurs affinités avec le monde anglo-saxon les poussaient à soutenir Londres plutôt que Vichy.
Dans le contexte géo-politique, le ralliement à de Gaulle signifiait aussi garder des liens avec Nouvelle-Zélande et Australie, donc rester proche des sources d’approvisionnement et également pouvoir écouler les produits comme le coprah. D’où le slogan : « Pétain = famine, de Gaulle = farine ».
Des combattants n’ont pas hésité à dire que le besoin d’aventure avait joué un rôle dans leur engagement.
Tous ces arguments en faveur du Ralliement de septembre 1940 peuvent être discutés, critiqués. Permettez à l’historien de faire justement une mise au point :
L’histoire est ainsi faite que des hommes et des femmes choisissent un camp à un moment crucial de leur existence, sachant pertinemment que dans un monde cruel, ils ne peuvent pas tergiverser plus longuement. Ils choisissent de donner un sens à leur existence. Ensuite, ils peuvent choisir plus ou moins librement de confirmer leur engagement. Le général de Gaulle n’a voulu retenir que ceci :
« malgré toutes les difficultés, malgré ce qui a pu être quelquefois les erreurs ou les insuffisances de hommes, ici s’est accompli un grand geste de la France, un geste humain de la France ».
Il a dit cela à Nouméa en 1956, il aurait pu le dire quelques jours plus tôt à Tahiti.

Le 1er septembre 1940, les Polynésiens se sont prononcés très largement en faveur de la France libre lors d’un référendum organisé dans des conditions, il est vrai, peu conformes au respect des règles. Néanmoins, la question était suffisamment précise pour lever les ambiguïtés :
Devons-nous accepter la capitulation ordonnée par le maréchal Pétain ou devons-nous continuer la lutte comme nous y invite le général de Gaulle ?

À Tahiti le ralliement à de Gaulle recouvrait deux sentiments différents : défendre la France dans l’épreuve et affirmer l’identité de Tahiti. Dans les deux cas, il s’agissait d’attendre de la France une certaine reconnaissance.
Depuis 70 ans, l’histoire du Fenua s’inscrit dans ce contexte. Retenez-le, c’est une grille de lecture de notre histoire et l’oublier, c’est refuser de la comprendre.
Jean-Marc REGNAULT




 
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