TAHITI-PACIFIQUE Magazine. - N° 232 août 2010

DOSSIER

S’exiler pour mieux vivre ? Certains le font déjà


Par Michel St-Germain
Photos de l’auteur

« Y fait frette* mais c’est cool ! » C’est ainsi, avec l’accent québécois aux « r » roulés comme en Polynésie française, que Roonui Anania décrit son pays d’adoption. Un pays fait de contrastes linguistiques et climatiques : - 25°C au plus fort de l’hiver sur Montréal et +35° en été. Avec ça, des tempêtes hivernales qui laissent jusqu’à 40 centimètres de neige d’un coup, des orages de pluie, de grêle et de vent accompagnés de tonnerre et d’éclairs qui vous défrisent une tête en été et qui donnent au pays un air des tropiques. Le Québec, l’une des dix provinces canadiennes, est l’endroit où habitent le plus grand nombre de francophones au Canada : une sorte d’atoll peuplé de six millions de québécois qui parlent, vivent et travaillent en français au milieu d’un océan d’anglophones tant dans le reste du Canada, à l’est et à l’ouest, que chez les voisins du sud, les États-Unis. Roonui n’a donc pas de mal avec la langue bien que l’accent « vieille France » des québécois, ponctué de nombreux « sacres » (jurons québécois, tels « tabernacle ») qu’il maîtrise fort bien, demande une certaine adaptation pour ne pas dire, une adaptation certaine. Et il s’est bien adapté le tatoueur venu de Moorea.

De Moorea à “Moréal”  (Montréal)

Face à la plage de Moorea, au Petit Village, Roonui remarque une belle brune aux yeux couleur lagon partie visiter le monde. Ce jour là d’octobre 1997, son sang ne fait qu’un tour et il se rend bien compte que cette vahine venue du Québec n’est pas comme les autres : pas touriste mais étrangère, farouche mais pas sauvage. C’est l’amour ! Et avec Lynda, Roonui s’organise comme jamais auparavant, puisqu’elle gère à la fois ses rendez-vous et son argent gagné à tatouer sur la plage près du Club Méditerranée. C’est exactement ce qu’il lui fallait : une approche business qui manque souvent aux Polynésiens de souche, faute de formation et de mesures d’encouragement de la part des autorités. Rapidement, on  passe du fare au toit de pandanus sur le sable chaud à une maison en “dur” flambant neuve sur la terre ferme près de l’hôtel Beachcomber. Cette demeure, elle a été érigée avec les revenus provenant du tatau, le tatouage. Les affaires prospèrent, la vie est belle. On peut donc vivre de son art…
Mais la vie n’est pas un long fleuve tranquille et deux événements viennent contrecarrer leur plan : l’effondrement des tours du World Trade Center à New York en septembre 2001 qui provoque une baisse significative du tourisme et la fermeture du Club Med qui a suivi :  « Si on n’est pas responsable de l’effondrement des tours, on est en partie responsable du départ du Club Med », dit Roonui, « Les propriétaires du terrain où il était installé auraient pu faire davantage afin de s’entendre pour renouveler le bail commercial ». Sans chercher un coupable à tout prix, Roonui se rend bien compte que les discordes ont grandement contribué à la fermeture de l’établissement sur lequel son commerce dépendait, en raison de l’affluence des touristes qu’il apportait. Pour lui et sa compagne, c’est l’effondrement.
Mais Roonui, entre temps, a déjà participé à plusieurs conventions de tatoueurs à l’étranger, dont une à Montréal, et il sent l’appel du large. Il devra sans doute partir afin d’améliorer son sort : « C’est devenu trop petit ici, on manque d’horizon. Tout le monde veut le pouvoir et profiter de la belle vie. Le Taui, le changement qu’Oscar Temaru nous avait promis n’est jamais venu et il n’y a pas eu de reprise. Les gouvernements changent toutes les 10 minutes, on ne peut pas avancer comme ça ! »..

Finalement, en automne 2006, complètement fiu, Roonui quitte Moorea pour un ailleurs meilleur. Il part par amour, certes, car Lynda souhaite se rapprocher des siens au Québec, mais aussi par nécessité car l’économie locale est en sérieuse perte de vitesse et le politique ne semble pas être en mesure d’insuffler une nouvelle étincelle de vie au fenua. Ici, non sans un pincement de cœur, commence un long périple qui le mènera sur le chemin de l’exil volontaire. « Il faut se donner, pas rester en bas de son cocotier en sifflant. »  Aite tano tera faanaho raa. 

Le Nouveau Monde

On s’y habitue, mais on ne s’y accoutume pas, à ce froid cinglant du Nouveau Monde lorsqu’on arrive tout droit du Pacifique sud. Question de génétique, question d’ADN sans doute ! Les Québécois à la couenne dure, pourtant rompus aux rigueurs du climat, la trouve plutôt agaçante cette froidure, alors imaginez pour un Maohi même costaud et endurci comme Roonui... Après tout, c’est novembre et déjà les premiers flocons de neige pigmentent le ciel ; ce n’est qu’une question de temps avant que le couvert de neige ne fasse définitivement oublier la belle saison (l’été) et que l’hiver ne s’installe à demeure jusqu’en mars ou avril.
En sortant de l’aérogare internationale de Montréal, après toutes les formalités d’usage -  et il y en a - c’est le branle-bas de combat. La chasse aux vêtements chauds et aux bottes d’hiver est officiellement ouverte. Faut dire que l’acclimatation est grandement facilitée par Lynda et sa famille qui feront faire ses premiers pas dans la neige au tatoueur venu des tropiques.
Comme n’importe lequel immigrant, Roonui se retrouve face à un nouveau défi qui provoque le vertige, mais il n’arrive pas désarmé et dépourvu car son art et le pécule réalisé par la vente de la maison de Haapiti sur Moorea sont ses atouts les plus précieux. Roonui et Lynda ne jouent pas à la roulette russe; ils n’ont pas quitté la Polynésie sur un coup de tête. Le geste est mûrement réfléchi puisque la possibilité de tout perdre existe bel et bien. Le risque est calculé.
Sa réputation le précédant, Roonui accepte l’invitation d’un collègue et réalise quelques tatouages en tant que « tatoueur invité » dans une boutique de Montréal, histoire de ne pas perdre la main et de tâter le pouls de la clientèle. Ensuite, tout se met à tomber en place : permis de travail en poche, Tahiti Tattoos ouvre ses portes dans le quartier historique du Vieux-Longueuil, à une enjambée de pont du centre-ville grouillant de Montréal. Le choix de s’établir au sud relève de la stratégie : ne pas faire compétition aux tatoueurs établis de Montréal et occuper une nouvelle niche. À peine deux mois après leur arrivée, Roonui et Lynda ont dorénavant pignon sur rue et brassent leurs propres affaires dans un district commercial recherché où ils sont les bienvenus. Pas mal ! Et les affaires vont plutôt bien… Trois ans après l’ouverture de la boutique, il y a quelques semaines seulement, Tahiti Tattoos a déménagé ses pénates à l’intérieur du même immeuble dans un local plus spacieux et plus adapté avec, à la clé, un bail commercial de cinq ans.
« Je travaille tous les jours ici. Mon agenda est complet pour les trois prochains mois à venir et je pourrais même le remplir pour les cinq suivant si je voulais… », insiste Roonui.  Le modus operandi n’a pas changé depuis l’époque de Moorea. À la boutique, c’est toujours Lynda qui tient les livres et qui assure l’intendance, à la différence que cette fois-ci la clientèle est toujours au rendez-vous. Il est vrai que cette clientèle n’a pas à traverser un océan et à débourser une fortune pour séjourner dans les Tahiti, Bora Bora et Moorea de ce monde. N’empêche. Pari gagné.

La culture du tatau

Les raisons qui ont poussées Roonui Anania à prendre le chemin de l’exil volontaire semblent, à prime abord, purement liées à la situation politico-économique de Tahiti où il se sentait à l’étroit. Or, il en est une autre plus subtile, et plutôt intangible, qui relève d’une quête artistique qui descend tout droit de la tradition. Ce n’est un secret pour personne qu’avec le retour de la reconnaissance du tatouage, longtemps banni par les missionnaires, plusieurs se sont improvisés tatoueurs. Normal en période d’éclosion, mais anormal lorsqu’on a toutes ses plumes. « Le tatouage doit rester traditionnel, pas “trash” (poubelle) », pense Roonui qui ajoute  « même si le tatouage évolue, il faut respecter les grands principes et ne pas faire des idioties. Tu valorises le produit et les autres le dévalorisent en faisant n’importe quoi ! Tu vois,  brad, le touriste a toujours raison et j’en avais assez du tatou-touriste, je ne pouvais plus écouter le touriste ». Avec beaucoup de candeur, Roonui avoue s’être laissé prendre au piège ; il ne peut donc que déplorer mais sans “sentencer” (sic) qui que ce soit. Seulement voilà, il observe que la classe politique polynésienne escamote l’aspect primordial de la préservation - car c’est de cela dont il est question - de la tradition : « Je me demande si les ministres de la Culture savent ce qu’ils font, s’ils sont assez sensibles pour aborder ces questions délicates et d’en faire un débat constructif. Mise à part, Louise Peltzer (2), j’en doute beaucoup ».
Ce malaise a donc grandement contribué à jeter Roonui à la mer et à lui faire prendre le large dans une recherche mal définie de reconnaissance… et des réponses à ses questions sont venues d’ailleurs que du fenua ! L’artiste doute, il cherche et même lorsqu’il trouve, il se pose toujours des questions. C’est dans sa nature profonde.
L’assurance de suivre le bon cap, Roonui l’a acquise en parcourant le monde des conventions de tatoueurs : Paris, Bruxelles, Madrid, Berlin, Frankfort, Los Angeles, Miami, New York, Calgary, Toronto, Montréal, même au Japon. Et, partout sur son chemin, il constate que l’art du tatouage polynésien est admiré pour sa pureté. Alors, entre travestir le tatau et le faire évoluer, il y a tout un monde qu’il faut parcourir, et le risque est énorme pour l’artiste. Roonui le sait et il navigue à l’estime, conscient que les risques que comporte cette quête peuvent faire de lui un naufragé. Or, actuellement, le vent et les courants sont favorables… Pari gagné.

Retour d’exil

Qui prend femme, prend pays, pourrait-on dire… et pour l’instant,  Roonui n’est pas prêt de rentrer au fenua sinon en visite comme il l’a fait à deux reprises depuis qu’il a émigré au Québec fin 2006… faut bien y aller voir ses enfants et ses vieux potes. Sa nouvelle vie ne fait que commencer et son pays d’adoption lui plait beaucoup.  Il adore la neige et l’hiver et, en bon surfer qu’il est, il s’est mis à la “planche à neige” (surf des neiges) avec une aisance toute naturelle et un brio remarquable qui fait l’envie de nombreux indigènes d’ici… Et puis, évidemment, il y a son cabinet de tatouage : « Au Québec, on reconnaît mon savoir-faire », dit-il sans ironie aucune. Avec sa conjointe Lynda, il a fait l’acquisition, il y a plus d’un an, d’une jolie maison à Longueuil, coquette mais sans prétention, à seulement quelques kilomètres de son lieu de travail. Les hypothèques, le travail, les obligations, ça tient occupé ; pas le temps de s’ennuyer. Entre deux conventions à l’étranger ou ailleurs au Canada,  Roonui et Lynda se fondent dans la masse ou plutôt presque à cause de leurs corps maculés de tatouages !

Au Québec, curieusement, les membres de la diaspora tahitienne ne se fréquentent pas beaucoup, possiblement parce qu’il leur est difficile de connaître l’existence des autres. Allons savoir. Selon les données du recensement de 2006 de Statistiques Canada, sur tout le territoire canadien 105 personnes se sont déclarées originaire de Polynésie française. Parmi celles-ci, 45 femmes et 60 hommes vivent au Québec. En raison de ses aspirations souverainistes et après une âpre bataille, le Québec a obtenu du gouvernement fédéral le droit de gérer son immigration. Ainsi, le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles du Québec indique que 31 personnes ont été admises en provenance de Polynésie française entre 2005 et 2009. Roonui Anania est du nombre. Très bientôt, il devrait obtenir le statut de résident permanent au Canada et, par la suite, la possibilité de devenir citoyen canadien à part entière lui sera offerte. Pour se faire, il devra prêter serment à la reine d’Elizabeth II d’Angleterre !
Eh  oui, en 1759, les troupes britanniques ont pris d’assaut la ville de Québec et la Nouvelle-France est tombée sous le joug britannique. Ce jour là, à la mort du général français Montcalm, son jeune aide de camp a été fait prisonnier, puis libéré sur parole ; et 10 ans plus tard ce jeune officier entreprenait  un long voyage qui le mena jusqu’à à la baie de Matavai. Cet explorateur avait pour nom Charles-Antoine de Bougainville !

Jolie coïncidence  de l’histoire qui en appelle une autre, celle de Théophile Terauoro Roonui Anania, artiste et explorateur du temps présent, dont le destin final ne nous est pas encore connu...

 Michel St-GERMAIN

Michel St-Germain est journaliste à Radio-Canada à Montréal. A l’automne 2008, il a effectué un séjour d’un mois à Tahiti au cours duquel il a réalisé un reportage radio sur la situation au fenua.
 
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