Tahiti-Pacifique Magazine - n°265 - Août 2013
Souvenir
Anna Chevalier ou la saga d’une Tahitienne en pologne
Madame
Eva Stankovitch a été enseignante au collège, puis au lycée Taiarapu
Nui de Taravao. D’où son intérêt pour Tahiti dont elle a gardé
un très bon souvenir. Lors de sa dernière visite dans son pays natal,
la
Pologne, elle a fait l’acquisition d'une excellente biographie du plus
grand acteur polonais de cinéma et de cabaret d'avant la Seconde Guerre
mondiale, Eugeniusz (Eugène) Bodo. Mais en quoi cet acteur polonais
peut-il intéresser la Polynésie ? A lui seul certainement pas, mais...
Laissez-moi
vous conter l'histoire d'une jeune Tahitienne qui, pendant quelque
temps, avait su retenir auprès d'elle (plus longtemps qu'aucune autre
!) le beau et volage Eugène qui avait l'habitude de dire être
parfaitement fidèle à l'amour, mais non dans l'amour...
Anne
Chevalier, une jeune fille native de Bora Bora entre en 1929, à 17
ans, dans le monde du cinéma, engagée par hasard par le grand
réalisateur W. F. Murnau pour son dernier film, Tabou. Elle y
interprète le rôle de la vedette du film, Reri, ce qui la rend célèbre
et lui donne un surnom.
Varsovie, capitale de la Pologne,
était une des étapes de la grande tournée de promotion du film en
1931 : le cinéma Alhambra rassemble pour la circonstance toutes les
célébrités du monde artistique de ce pays, dont l'acteur le plus en vue
à cette époque est Eugène Bodo. L'incorrigible séducteur tombe sous le
charme de l'exotique beauté qui ne tarde pas elle-même à s'éprendre de
ce bel homme convoité par de très nombreuses dames.
Apparemment sans
grand effort, Bodo persuade Reri d'interrompre la tournée et de rester
en Pologne. Le couple s'installe dans le vaste et bel appartement
qu'Eugène partage avec sa mère. On ne sait pas vraiment comment madame
Bodo mère avait réagi devant cette situation ; les uns prétendent
qu'elle n'aimait pas du tout Reri, d'autres, au contraire, soulignent
son indulgence à l'égard de son fils bien-aimé et sa nouvelle conquête.
Danses “hawaiiennes”
Eugène
et Reri se marient puis voyagent beaucoup à travers la Pologne - la
jeune femme présente des spectacles de danses « hawaïennes »
et chante en polonais avec un fort accent, mais qu’importe, le public
est content. Elle avait d'ailleurs appris assez vite la difficile
langue polonaise et semblait à l'aise dans ce pays où en hiver la
température tombe bien en dessous de zéro !
Bientôt, le
couple tourne ensemble dans un film, Czarna perla (La Perle
noire), qui sort sur les écrans en décembre 1934. Comme il se doit,
l'action se déroule à Tahiti mais le film est entièrement tourné à
Varsovie, dans un studio au décor “tahitien” savamment dressé. On
se croirait dans le Pacifique !
Voici le scénario du
film : un marin polonais, Stefan [Eugène Bodo] est blessé lors
d'une bagarre dans un bar de Papeete, il s’était en effet porté au
secours de Moana [Anna Chevalier], une jeune fille molestée par un
individu indélicat. Touchée par ce geste chevaleresque, Moana le
conduit chez elle, le soigne de son mieux. Quand le brave marin reprend
ses forces, la jeune fille le conduit à travers la forêt vers une
grotte dite « grotte des amoureux ». Une fois sur place, elle
lui offre une couronne de fleurs en signe d'éternel amour.
Stefan
raconte cette charmante scène à un barman polonais comme lui, et
installé momentanément à Papeete. Ce dernier le supplie de lui indiquer
l'emplacement de la grotte - on y a déposé, dit-il, une quantité de
perles en guise d'offrande aux divinités. La vente avantageuse de ces
perles, poursuit-il, lui permettrait de financer son retour en Pologne.
Ils s'y rendent. Le barman rassemble le trésor mais n'en reste pas
longtemps maître : un serpent venimeux met fin à la vie du sacrilège !
(Eh oui, dans les films, les serpents venimeux hantaient Tahiti ! Mais
à l’époque du tournage, le public n'était pas sourcilleux sur la
« géozoologie » !) Il s'agit là sans doute d'une
divinité chargée de venger l'outrage.
Toujours est-il que Stefan Nadolski est plus
chanceux que son compatriote : il ramasse les perles, s'en va à travers
la forêt rejoindre Moana. Le couple s'embarque ensuite sur le premier
bateau en partance vers l'Europe puis - à eux la belle vie à Varsovie !
Nadolski
y monte une société de transport et mène la vie d'un riche entrepreneur
en compagnie de son épouse polynésienne ; les bijoux, les belles
toilettes rehaussant sa beauté exotique.
Mais le bien mal acquis
n’apporte pas longtemps le bonheur : Stefan tombe entre les griffes de
la belle Rena, femme d'un de ses associés, laquelle le séduit pour
s'emparer des perles qui restent encore dans le coffre fort de l'ancien
marin.
Et Moana dans tout cela ? Malgré le luxe que lui offre son
mari polonais, elle n'est pas très heureuse dans ce monde si différent
du sien, et la relation entre Stefan et Rena l'attriste. « Tu m’as
tant offert, des bijoux, de riches tenues, mais à quoi bon tout cela si
ton cœur n’est plus à moi ? » , chante-t-elle (en polonais,
bien sûr).
Un jour, des individus attaquent la maison des Nadolski
pour voler les perles. Moana, bien que délaissée par son infidèle
époux, se sacrifie pour lui : se précipitant entre lui et ses
agresseurs, elle reçoit la balle destinée à Stefan.
Le public
d'alors, avide d’évasion, apprécie l'exotisme soutenu par la présence
de Reri et d'un de ses compatriotes, Amari Thainot, venu à Varsovie
pour une compétition de pilotes. Apprenant le sujet du film, il est
tout de suite d'accord pour y participer.
Reri dansant en costume
polynésien charme le public et sa chanson Pour toi je veux être blanche
est très populaire à une époque où les préjugés de ce type avaient
encore une longue espérance de vie !
Séparation
Cependant
Reri et Eugène n'assistent pas à la première du film : ils ne sont plus
ensemble. Si la jolie Polynésienne a su le retenir un temps auprès
d'elle, les habitudes d'un séducteur revinrent au galop.
Les deux
époux se séparent sans déchirement, Reri part pour Amsterdam où
l'attendent son imprésario hollandais et les représentants d'un studio
américain. Avant de quitter Varsovie, elle exprime devant la presse ses
impressions sur son séjour polonais :
« Vous demandez si je
reviendrai un jour en Pologne. Qui peut le savoir ? Peut-être...
en tout cas, sachez que ma vie parmi vous était des plus joyeuses, mes
chers amis. J'ai apprécié votre hospitalité, votre bonté et par dessus
tout votre sincère amitié. Ce seront les plus chers souvenirs de ma
vie. Et si je ne reviens plus parmi vous, je vous assure que je
n'oublierai jamais la belle Pologne et les Polonais.
Jamais ! »
En effet, Anne Chevalier ne revint jamais
en Pologne, mais elle a gardé, comme elle l’avait promis, un vif
souvenir de son « aventure » polonaise. Vingt ans plus tard,
Lucjan Wolanowski, auteur de reportages sur les voyages maritimes, l'a
rencontrée à Papeete au restaurant Le Col Bleu. En entendant dobry
wieczor (bonsoir), Anne a éclaté en sanglots. Wolanowski lui a
raconté les terribles années de l'occupation allemande, les ghettos des
juifs condamnés à l'extermination dans les chambres à gaz. Elle a
appris de sa bouche la mort dans un camp soviétique d'Eugène Bodo qui,
certes, lui avait brisé le cœur, mais qu'elle semblait toujours
aimer.
Elle ne parlait plus le polonais, mais plusieurs mots de cette langue sont restés gravés dans sa mémoire.
Eva Stankovitch
P.S. :
on peut voir Reri danser et chanter (notamment l’horrible chanson Pour
toi je vais être blanche) en allant sur YouTube :
www.youtube.com/watch?v=wZKe-jnPuuE
Notes de la rédaction :
Née en 1912 à Bora Bora, Anne Chevalier est décédée à Tahiti en 1977,
à
l’âge de 64 ans. Sa carrière cinématographique se limita à Tabou (1931)
qui la rendit mondialement célèbre, suivi par le film polonais Czarna
perla (1934) pour se terminer par un petit rôle (non mentionné dans les
crédits) dans le film Hurricane (L’Ouragan) de John Ford, en 1937.
Son
dernier mariage, en 1962, avait été celui avec Alec Bourgerie,
co-fondateur et alors directeur du célèbre Hôtel Bora Bora. Selon des
confidences de ce dernier, Anna souffrait d’alcoolisme à la fin de sa
vie.
Avant sa disparition, celle qui était
certainement la plus célèbre Tahitienne du siècle dernier déclarait au journaliste
Philippe Mazellier : « Vois-tu, une jeune Tahitienne qui devient vedette, il faut qu’elle soit énergiquement conseillée... »
Dans
le film Czarna perła, Anne Chevalier est créditée sous le nom de “Reri”
(nom de son rôle dans le film Tabou). Le film n’a été distribué qu’en
Pologne et ce n’est que récemment qu’une version DVD, sous-titrée en
anglais, est accessible sur Internet.
La version intégrale polonaise
est visible (en huit épisodes) sur YouTube à l’adresse suivante :
www.youtube.com/watch?v=- y9DCsDiwqQ
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