"Ce qui vient au monde
pour ne rien troubler
ne mérite ni égards
ni patience."

René CHAR, 1907-1988


Chères lectrices,
Chers lecteurs




Les esprits de Tahiti

Fin janvier vit arriver à Tahiti le paquebot Paul Gauguin, un palais flottant bourré du luxe occidental qui fascine tant nos dirigeants. Lors de son accostage au quai d'honneur s'alignaient, dans un soubresaut de mémoire culturelle maorie et de promotion touristique, des tahua (sorciers) aux incantations ancestrales pour octroyer un surnom (marquisien) au bateau et un nom (tahitien) au capitaine.
Pourtant, on sait bien dans nos îles que faire appel aux ancêtres (tupuna) et surtout à leurs Esprits (tupapa'u) est toujours chose risquée. J'en ai personnellement fait l'expérience voici 10 ans :

Alors, déjà un pauvre bougre vivant au fond d'une vallée verte et silencieuse, je tapote presque une année entière sur une vieille Hermès de 1932 afin de partager avec d'autres ma vision des choses. Le livre terminé, je le fais lire à quelques amis, dont une dame de Moorea qui me fait la remarque :

-N'as-tu pas peur de parler de tupapa'u dans ton livre ? -Non. Ceux là habitent Tahiti et moi je vis à Moorea. Et puis je ne dis rien de méchant, non ?
-Méfie-toi quand même ! me conseille la mamie.
Un sourire aux lèvres, je m'en vais tout fier chez l'imprimeur. Deux charmantes filles, mignonnes et compétentes, font la photocomposition en m'expliquant les miracles du modernisme :
-Vois-tu, on est tout ordinateur maintenant. On met ton bouquin dans la machine, et ton livre est sur cette disquette. Elle me montre un bout de plastique. Puis on fait trois fois les corrections. Et lorsque c'est impeccable, paf, j'appuie sur ce bouton là, et le livre sort tout seul. C'est ça, le progrès !"
On comprend mon éblouissement et ma vénération devant une telle technologie supérieure.

Après avoir corrigé une ultime fois le texte avec mon ami professeur d'université qui croule sous les diplômes, je remets la disquette finale, digne d'une médaille de dictée de Pivot, à une des charmantes filles. Sereinement, je quitte ce monde feutré et climatisé de la haute technologie pour retourner dans ma vallée écouter les vini (petits oiseaux) et les moustiques. Une semaine d'attente. Attendre comme un père l'accouchement de mon bouquin. Surtout ne pas gêner l'imprimeur dans ce travail délicat qu'il a la gentillesse d'exécuter en priorité.

Le grand jour venu, je me présente, rayonnant, pour découvrir le produit fini. Fou de joie, je caresse la couverture bleue électrique. J'hume cette odeur délicieuse d'encre et de colle fraîche. J'ai "accouché" de mon "bébé". Je peux palper mon ¦uvre. Je la serre contre mon c¦ur en admirant la montagne de livres à ma droite. Enfin ! J'ouvre le livre, je feuillette en extase, lorsque mon c¦ur rate quelques battements : ce n'est pas la disquette à la Pivot, mais la précédente qui a été imprimée. Le Tupapa'u avait sévi, la mamie avait eu raison. L'esprit coquin avait guidé la douce main féminine vers la mauvaise disquette et, Paf ! Ô miracle de la technologie, le livre fut imprimé. Ainsi mon bouquin avait quelques virgules au mauvais endroit, quelques coquilles et les "flics" étaient devenus des "fils", et cela à la page 22. Je deviens tout rouge, la tête me tourne.
Une gentille vahine qui finit de coller les couvertures me dit, pinceau à la main :

- Hein qu'il est joli ton livre !
- Oui... oui... magnifique
Mon panier paeore plein de mes bouquins, je retourne en ville. Le hasard me fait passer devant la cathédrale. J'entre discrètement dans le bâtiment vide, je pose cent francs dans le tronc et j'allume un cierge. Un petit. Un abbé me rejoint :

- Vous êtes musulman ?
- Non, non protestant Pourquoi ?
- Vous avez laissé vos savates à l'entrée !
Les coutumes tahitiennes se perdent vite à Papeete. Nous engageons la conversation où j'explique au curé que je suis venu dans son église car il n'y a pas de cierge à vendre dans les temples. Que c'est pour remercier le tupapa'u, car celui-ci aurait très bien pu guider la douce main féminine vers la toute première disquette, ce qui aurait alors été le désastre total.

Eh oui, si le Paradis était parfait, l'on y étoufferait. Alors, attention aux Esprits !

Alex. W. du PREL

Directeur de la Publication.

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Copyright Tahiti Pacifique magazine 1998