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Les esprits de Tahiti
Fin janvier vit arriver à Tahiti le paquebot Paul Gauguin, un palais
flottant bourré du luxe occidental qui fascine tant nos dirigeants. Lors de
son accostage au quai d'honneur s'alignaient, dans un soubresaut de mémoire
culturelle maorie et de promotion touristique, des tahua (sorciers) aux
incantations ancestrales pour octroyer un surnom (marquisien) au bateau et
un nom (tahitien) au capitaine. Pourtant, on sait bien dans nos îles que
faire appel aux ancêtres (tupuna) et surtout à leurs Esprits (tupapa'u) est
toujours chose risquée. J'en ai personnellement fait l'expérience voici 10
ans :
Alors, déjà un pauvre bougre vivant au fond d'une vallée verte et
silencieuse, je tapote presque une année entière sur une vieille Hermès de
1932 afin de partager avec d'autres ma vision des choses. Le livre terminé,
je le fais lire à quelques amis, dont une dame de Moorea qui me fait la
remarque :
-N'as-tu pas peur de parler de tupapa'u dans ton livre ?
-Non. Ceux là habitent Tahiti et moi je vis à Moorea. Et puis je ne dis
rien de méchant, non ?
-Méfie-toi quand même ! me conseille la mamie.
Un sourire aux lèvres, je m'en vais tout fier chez l'imprimeur. Deux
charmantes filles, mignonnes et compétentes, font la photocomposition en
m'expliquant les miracles du modernisme :
-Vois-tu, on est tout ordinateur maintenant. On met ton bouquin dans la
machine, et ton livre est sur cette disquette. Elle me montre un bout de
plastique. Puis on fait trois fois les corrections. Et lorsque c'est
impeccable, paf, j'appuie sur ce bouton là, et le livre sort tout seul.
C'est ça, le progrès !"
On comprend mon éblouissement et ma vénération devant une telle technologie
supérieure.
Après avoir corrigé une ultime fois le texte avec mon ami professeur
d'université qui croule sous les diplômes, je remets la disquette finale,
digne d'une médaille de dictée de Pivot, à une des charmantes filles.
Sereinement, je quitte ce monde feutré et climatisé de la haute technologie
pour retourner dans ma vallée écouter les vini (petits oiseaux) et les
moustiques. Une semaine d'attente. Attendre comme un père l'accouchement de
mon bouquin. Surtout ne pas gêner l'imprimeur dans ce travail délicat qu'il
a la gentillesse d'exécuter en priorité.
Le grand jour venu, je me présente, rayonnant, pour découvrir le produit
fini. Fou de joie, je caresse la couverture bleue électrique. J'hume cette
odeur délicieuse d'encre et de colle fraîche. J'ai "accouché" de mon
"bébé". Je peux palper mon ¦uvre. Je la serre contre mon c¦ur en admirant
la montagne de livres à ma droite. Enfin ! J'ouvre le livre, je feuillette
en extase, lorsque mon c¦ur rate quelques battements : ce n'est pas la
disquette à la Pivot, mais la précédente qui a été imprimée. Le Tupapa'u
avait sévi, la mamie avait eu raison. L'esprit coquin avait guidé la douce
main féminine vers la mauvaise disquette et, Paf ! Ô miracle de la
technologie, le livre fut imprimé. Ainsi mon bouquin avait quelques
virgules au mauvais endroit, quelques coquilles et les "flics" étaient
devenus des "fils", et cela à la page 22. Je deviens tout rouge, la tête me
tourne. Une gentille vahine qui finit de coller les couvertures me dit,
pinceau à la main :
- Hein qu'il est joli ton livre !
- Oui... oui... magnifique
Mon panier paeore plein de mes bouquins, je retourne en ville. Le hasard me
fait passer devant la cathédrale. J'entre discrètement dans le bâtiment
vide, je pose cent francs dans le tronc et j'allume un cierge. Un petit. Un
abbé me rejoint :
- Vous êtes musulman ?
- Non, non protestant Pourquoi ?
- Vous avez laissé vos savates à l'entrée !
Les coutumes tahitiennes se perdent vite à Papeete. Nous engageons la
conversation où j'explique au curé que je suis venu dans son église car il
n'y a pas de cierge à vendre dans les temples. Que c'est pour remercier le
tupapa'u, car celui-ci aurait très bien pu guider la douce main féminine
vers la toute première disquette, ce qui aurait alors été le désastre
total.
Eh oui, si le Paradis était parfait, l'on y étoufferait. Alors, attention
aux Esprits !
Alex. W. du PREL
Directeur de la Publication.
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