"Ce qui vient au monde
pour ne rien troubler
ne mérite ni égards
ni patience."

René CHAR, 1907-1988


Chères lectrices,
Chers lecteurs




« Alice au Pays des Merveilles »

C'est à se demander s'il faut éclater de rire ou pleurer lorsqu'on observe les dernières péripéties de « l'intégration de la Polynésie (française) dans le monde moderne ».
Le comique s'y confond avec l'absurde tant le gouffre est grand entre la réalité et le rêve technocratique de nos dirigeants et de leurs conseillers importés d'ailleurs.
« Ils n'ont qu'à acheter des caisses enregistreuses informatisées » a déclaré le ministre, dans le même ton que Marie-Antoinette utilisait jadis avec son « Ils n'ont pas de pain ? Qu'ils mangent de la brioche ! », face à l'impossibilité des petits commerçants des districts ou des îles à appliquer sa TVA bien trop compliquée. Du matériel informatisé sur un atoll ? N'y a-t-il jamais vécu, ne serait-ce que quelques semaines, pour savoir que dans cet univers d'embruns salés même une calculette de poche devient un truc corrodé et inutilisable au bout de quelques mois. Ne sait-il pas que nombre d'atolls, îles, voire vallées de Moorea distantes de 20 kilomètres à peine de Papeete n'ont toujours pas l'électricité ?
Non, du haut de leur tour de verre climatisée de Papeete, les technocrates des antipodes qui conseillent notre honnête mais naïf ministre parlent de créer de nouveaux « gisements fiscaux » dans les districts et archipels, de « mise en place de fichiers » et de « liasses fiscales » sans avoir le moindre soupçon sur la dure réalité de la survie dans ces lointaines et fragiles communautés.

Selon des indiscrétions, un grand responsable aurait déclaré « Soit les petits magasins chinois s'adaptent au monde moderne, soit ils disparaissent », condamnant par là même tout un maillon essentiel et vital de la société polynésienne : le petit "Chinois", c'est pour le petit peuple sa banque, son bureau de crédit et très souvent le seul lieu de troc où il peut payer la facture de son pain, de son punu puatoro et de son sucre en échange du produit de sa terre ou de sa pêche.
Même le chef de l'Eglise évangélique, le pasteur Ihorai, sent le danger : « N'y a-t-il pas aussi le risque de voir les prix s'envoler et les grandes surfaces en tirer profit, alors que les magasins de quartier ne pourront plus faire face et fermeront au détriment des familles qui y font crédit ? ».

Aussi, le gouvernement a-t-il bien fait le décompte des milliers d'emplois familiaux, même s'ils n'apparaissent pas sur les listes officielles d'employés, que ces petits commerces qu'il est prêt à sacrifier représentent ? Lorsqu'ils auront disparu, distribuera-t-on alors à ces gens là aussi des "D.I.J."Š en échange du bon vote, bien sûr ?
Tout observateur avec un peu de recul ne peut que se rendre compte que la société qui est mise en place actuellement est une copie du conte d'Alice au Pays des Merveilles avec ses miroirs où l'on passe d'un univers à l'autre. D'un côté le "monde moderne" entre Mahina et Punaauia avec ses privilèges et corporatismes outrageants, de l'autre les petits districts de la survie avec leurs drames, leurs inégalités et de plus en plus une perte de confiance en l'avenir.
On avait espéré que l'après-CEP allait enfin initier le démantèlement du système colonial, introduire plus d'équité, de justice. Hélas, c'est non, car « on ne peut pas changer le système » comme nous l'a expliqué le ministre, et comme le CEP se retire avec sa manne, on demande maintenant au petit peuple de financer ce « système ». C'est ça, la TVA.

« Monde moderne » disent-ils ? Plutôt la décadence après 30 années de milliards du CEP gaspillés. Notre capitale n'a toujours pas un égout, l'île de Tahiti même pas une unité de traitement des eaux usées, les voitures s'embouteillent quotidiennement sur la minuscule et antique route du tour de l'île, notre électricité « de qualité » et la plus chère au monde offre depuis un an plus de pannes et de coupures qu'au tiers-mondiste Vanuatu ;
être piéton aux abords de la ville signifie risquer sa vie car tous les trottoirs sont devenus les parkings que l'on n'a jamais construits. Que dire de ce petit commerce de Moorea à qui on a fait installer à très grands frais une borne incendie "aux normes" alors que tout le monde, même l'inspecteur, savent bien que 9 mois sur 12 il n'y a pratiquement pas d'eau dans la canalisation ? Que penser du fiasco "moderne" des ordures qu'on enterre à présent dans les cimetières ? Malgré le matraquage médiatique du « Tout Va Bien », la société de Tahiti est en train de craquer, de s'effilocher à cause du manque d'investissement intelligent, par absence de prévoyance et de prévision.

Et que font nos dirigeants en urgence et en grande priorité pour remédier à ces graves problèmes, pour améliorer l'avenir ? Ils se construisent un magnifique et luxurieux palais présidentiel... Alors, si un jour tout ça "pète", il ne faudra pas s'en étonner.


Alex. W. du PREL

Directeur de la Publication.

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Copyright Tahiti Pacifique magazine 1998