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Atoll, Paradie et enfer
Comment ne pas parler d'atoll alors que des drames dignes de scénarios
hollywoodiens s'y déroulent (lire page 7).
Pour avoir vécu longtemps,
presque seul parfois, sur un atoll, je sais à quel point une telle vie peut
être paradisiaque.
Dans la boîte à trésors de mes souvenirs, je garde
précieusement la mémoire de ces années. Les journées entières de marche,
seul, le long des plages pour compter les trous de ponte des grandes
tortues de mer. Les longues balades en pirogue, d'îlot en îlot, pour
m'assurer que rien ne dérange les oiseaux et leurs bébés, des grosses
boules de duvet blanc perchées avec précarité sur de fragiles branches. Le
souvenir de ces nuits de pleine lune, lorsque les feuilles de cocotier
scintillent comme de l'argent, lorsqu'on voit le sable et les coquillages
au fond du lagon mieux qu'en plein jour, lorsque notre astre soeur se
reflète dans le lagon devenu miroir argenté.
L'image qui restera toujours
marquée dans ma mémoire est bien celle où, après un long vol en avion sur
les étendues bleu foncé du Pacifique, l'atoll apparaît comme un mirage à
l'horizon, comme si les dieux avaient déposé une palette de peinture
expressionniste sur l'océan. Une palette couverte de tous les échantillons
possibles du bleu. Les fonds de sable blanc pur donnent à ces teintes une
brillance, une luminosité absolument unique. C'est ça, le bleu qui fait mal
aux yeux. Mais il était temps que je quitte l'atoll, car ces "îles pleine
d'eau" sont aussi une drogue. Le calme et la sérénité vous envoûtent. Je
commençais à me trouver trop à l'aise dans cette vie, à l'abri de
l'hystérie du poulailler industriel qu'est devenu le monde. Si j'étais
resté encore longtemps, je serais devenu un de ces "atollomanes", un de ces
blancs qui rôdent partout dans le Pacifique, d'île en île à faire des
petits boulots. Ils sont facilement reconnaissables lorsqu'ils sont de
passage à Papeete : bronzés à outrance, ils sourient constamment et disent
bonjour à tout le monde. Et si on leur parle, on en a pour des heures. Car
ils ont acquis le luxe d'avoir toujours le temps.
Mais il ne faut pas aussi oublier la réalité : un atoll est la seule terre
de ce bas monde créée par la vie, par des organismes vivants, les coraux.
Il est donc l'environnement le plus fragile de notre planète.
Prenons
Bellinghausen, à 300 kilomètres à l'Est de Bora Bora pour exemple. Perdu
dans l'immensité bleue de l'Océan Pacifique. Un anneau de sable de huit
kilomètres de diamètre. Coiffé de milliers de cocotiers, d'arbres de fer et
de "miki miki", ces buissons verts aux milles branches qui réussissent même
à pousser des racines dans l'eau salée. Un lagon, aux milles teintes de
bleu, comme un saphir. Dix Polynésiens s'accrochaient à cette couronne à
peine émergée, à ce paradis éphémère. Place-toi sur le point le plus haut
de l'atoll, un amas de corail à l'extrémité d'un îlot, face à la houle
éternelle qui se brise sur le récif-barrière. Maintenant, regarde vers ta
droite : l'océan, 8000 kilomètres d'océan jusqu'en Amérique du Sud. Regarde
vers ta gauche : 7000 kilomètres de mer jusqu'en Australie. Regarde devant
toi et il n'y a que les 9000 kilomètres d'eau salée jusqu'aux glaces du
détroit de Béring. Enfin regarde derrière toi pour ne pas apercevoir la
banquise antarctique au-delàs des 5000 kilomètres d'océan au Sud. C'est
alors que tu te rends compte de ce qu'est l'isolement... le vrai. Baisse
ensuite les yeux et contemple les quelques morceaux de corail grisâtre
mélangés à du sable qui te permettent de te tenir ainsi debout au centre du
plus grand des océans. Un grand frisson te parcourt le dos car tu réalises
que ces quelques coraux ne se trouvent qu'à trois mètres au-dessus du
niveau de la mer. Que c'est l'océan qui les a posés là et... peut donc les
enlever à chaque instant. Un grand cyclone, un tremblement de terre en
Alaska, au Chili, au Japon, une météorite qui tombe dans l'océan, une
éruption volcanique sous-marine. Tous peuvent générer une immense onde qui
déferlera sur l'atoll, emportant tout, vraiment tout... Dans une heure ou
dans dix mille ans.
C'est ce qui est arrivé voici un mois lorsque neuf des
dix personnes ont été emportées à jamais par les vagues du cyclone Martin,
la survivante ayant réussi à s'attacher avec son pareu à un cocotier qui,
par miracle, a résisté face aux vagues monstrueuses. Qui ose encore
prétendre que ceux qui s'exilent sur ces îles sont des gens qui n'ont pas
le courage d'affronter la "vraie" vie ? Vivre sur un atoll est bien
l'ultime casino, la Grande Roulette Russe. Mais le goût du risque n'est-il
pas l'épice de la vie ?
Ce numéro est le dernier de l'année 1997. Nous en profitons pour vivement
remercier, encore une fois et de tout coeur, nos fidèles annonceurs et
abonnés sans qui ce magazine n'existerait pas.
Evidemment merci aussi aux innombrables amis, copains, collaborateurs et
amoureux de la Polynésie qui, tout au long de l'année, contribuent avec
leurs textes, conseils et images à rendre votre Tahiti-Pacifique
intelligent.
Joyeux Noël et bonne année à tous, en vous remerciant tous pour votre fidélité.
Alex. W. du PREL
Directeur de la Publication.
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